Nuit d'Octobre, Louise Vignaud ©Rémi Blasquez
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Nuit d’Octobre de Louise Vignaud : trou de mémoire

Avec "Nuit d'Octobre", Louise Vignaud revient sur cet épisode longtemps tu de l'histoire française dans une ambitieuse fresque théâtrale.

Nuit d'Octobre, Louise Vignaud ©Rémi Blasquez

Le 17 octobre 1961, alors qu’ils manifestaient pacifiquement pour leurs droits, des centaines d’Algériens étaient battus et tués par la police dans les rues de Paris. Avec Nuit d’Octobre, Louise Vignaud revient sur cet épisode longtemps tu de l’histoire française dans une ambitieuse fresque théâtrale.

© Rémi Blasquez

Louise Vignaud le concède : ce n’est qu’en 2018, en totale néophyte de la question algérienne, qu’elle prenait connaissance du massacre du 17 octobre 1961. Les faits sont édifiants, et constituent l’une des taches les plus poisseuses de l’histoire coloniale française. Ce soir-là, pour protester contre le couvre-feu qui leur est imposé sélectivement par le préfet Papon, les immigrés Algériens de la région parisienne traversent le périphérique pour manifester pacifiquement dans les rues de la capitale. Mais dès leur arrivée à Paris, les manifestants sont accueillis par une répression d’une violence extrême. Entre les coups de matraque et les coups de feu, les uns sont emmenés par grandes poignées dans des commissariats vite engorgés, d’autres sont ligotés et jetés dans la Seine. « Ici on noie les algériens », pourra-t-on lire quelques semaines plus tard sur un graffiti ornant le pont Saint-Michel, reproduit à mi-chemin de Nuit d’Octobre.

L’histoire ne permet aucun décompte exact de ce massacre — plusieurs dizaines ou des centaines selon les hypothèses — d’autant que celui-ci n’avait rien d’une offensive ciblée, circonscrite, mais s’est fondu dans un continuum de violences. Cette masse anonymisée et reléguée des décennies durant aux oubliettes est figurée, dans la scénographie d’Irène Vignaud, par des rangées répétitives de casiers dont les déplacements participent à structurer l’enchaînement des scènes. Énorme morceau d’histoire, donc. Louise Vignaud a fait le choix d’écrire à quatre mains avec Myriam Boudenia cette Nuit d’Octobre en forme de fresque plurielle et chorale des destins réunis au carrefour d’heures sanglantes. Il faut bien onze comédiens pour faire vivre cette trentaine de personnages qui, de l’intérieur d’une pharmacie au moment où l’on entend les premiers coups de feu à un poste de police transformé en bureau des plaintes tenu par une officière cruelle et méchante comme la peste, cristallisent l’avant, le pendant et l’après du massacre.

Nuit d'Octobre, Louise Vignaud ©Rémi Blasquez
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Peu à peu, les personnages se détachent de la masse informe des destins anonymes. Il y a Zohra (Yasmine Hadj Ali), cette adolescente dont les yeux brillent quand est évoquée l’idée d’indépendance, qui finira noyée dans la Seine, et que son père (Mohamed Brikat) devra pleurer à la morgue. Il y a l’archiviste (Magali Bonat) qui tente, preuves à l’appui, de briser l’omerta pour finalement se retrouver réduite au silence. Ensemble, Vignaud et Boudenia exhibent une ambition certaine dans cette tentative d’entremêler les récits et d’embrasser ce morceau d’histoire comme une grande fresque humaine et émotive. Évidemment, Nuit d’Octobre, aux côtés d’autres pièces récentes, a le mérite indéniable d’inviter à un travail mémoriel indispensable à la bonne appréhension de l’histoire coloniale française. Mais l’écriture comme la mise en scène peinent à vraiment construire une singularité théâtrale à ces situations qui, pour tout leur ancrage dans un espace-temps précis de l’histoire, prennent une forme dramatique trop commune — voir cette adolescence sans punctum incarnée dans le personnage de Zohra, pourtant inspirée d’une jeune victime du 17 octobre, Fatima Bedar.

Ce modus operandi a ainsi tendance à placer l’ensemble sous le signe de l’anecdote. On comprend le choix qui oppose l’affect — celui des victimes et de leurs proches dans la pièce, celui de leurs descendants aujourd’hui — à la froideur de l’analyse comme un moyen de ranimer la conscience d’une horreur que le temps ne saurait atténuer. On entend aussi l’invocation du sempiternel et nécessaire couple petite-grande histoire, mais ce mariage ne peut être abstrait d’une « affaire de forme ». Laquelle, ici, pêche justement en ce qu’elle manque de laisser se dégager le grand dessin (politique, historique) à partir de cet enchevêtrement de situations et d’histoires personnelles, alors que la distance historique doit justement le permettre afin de vraiment rendre sensible un scandale structuré intrinsèquement dans l’appareil d’état et l’histoire nationale. Seule une chose, presque un détail, réussit à opérer, en bord de plateau, cette synthèse mémorielle : c’est le regard taiseux jeté sur les personnages par Lounès Tazaïrt, tourné vers le passé comme un bouleversant ange de l’histoire.


Nuit d’Octobre de Myriam Boudenia et Louise Vignaud
Présenté du 15 au 26 novembre 2023 au Théâtre Gérard Philipe- CDN de Saint-Denis
59 boulevard Jules-Guesde, 93200 Saint-Denis
Durée 2h

Tournée
Du 29 novembre au 3 décembre 2023 La Criée – Théâtre national de Marseille, centre dramatique national
Le 19 mars 2024 Théâtre Molière – Sète, scène nationale archipel de Thau
Le 22 mars 2024 Le Bateau Feu, scène nationale, Dunkerque

Mise en scène Louise Vignaud
Direction technique, régie générale Nicolas Hénault
Assistanat à la mise en scène Margot Théry
Scénographie Irène Vignaud
Lumière Julie-Lola Lanteri
Son Orane Duclos
Costumes Emily Cauwet-Lafont
Perruques et maquillage Judith Scotto
Construction du décor Marc Valladon et l’atelier Phalanstère

Avec Simon Alopé, Lina Alsayed, Magali Bonat, Mohamed Brikat, Pauline Coffre, Ali Esmili, Yasmine Hadj Ali, Clément Morinière, Sven Narbonne, Lounès Tazaïrt, Charlotte Villalonga

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