Extra Life, Gisèle Vienne ©Estelle Hanania
©Estelle Hanania

EXTRA LIFE de Gisèle Vienne : dark d’attractions

Dans "EXTRA LIFE", Gisèle Vienne prolonge un geste théâtral total, bouleversant la perception pour effleurer l'indicible.

Extra Life, Gisèle Vienne ©Estelle Hanania

Dans Extra Life, joué pour sa première française à la Filature de Mulhouse dans le cadre des Scène d’automne en Alsace, Gisèle Vienne prolonge un geste théâtral total, bouleversant la perception pour effleurer l’indicible.

©Estelle Hanania

Extra Life : le titre peut se lire comme une exacerbation de vie, mais aussi comme l’une des naissances surnuméraires qu’offrent les jeux vidéos après la mort. À un moment de la pièce, Félix (Theo Livesey) fait référence à Breath of the Wild, opus récent de la saga The Legend of Zelda. On ne sait pas trop pourquoi. Peut-être parce qu’à ras du sol, la fumée artificielle que la metteuse en scène affectionne ressemble à la mer d’herbe remuée par le vent que doit arpenter Link, le héros du jeu. Peut-être davantage parce que l’univers vidéoludique désigne un espace de dépersonnalisation où la subjectivité se dissocie de la chair pour se transférer dans un corps virtuel moins perméable aux coups et aux blessures.

Gisèle Vienne fait partie des quelques artistes, dans les théâtres contemporains, à exercer avec autant de plénitude une souveraineté esthétique sur l’espace scénique. L’ostensible accaparement de la boîte noire toute entière par la subjectivité artistique affirmée forme l’un des aspects les plus remarquables du travail, même s’il constitue aussi, paradoxalement, son risque autarcique, auquel Extra Life n’échappe pas complètement. Ici, comme dans d’autres pièces de son autrice, cette appropriation passe par l’activation d’un théâtre d’attractions où le « son et lumière » le dispute au théâtre de texte et d’acteurs. Rendus progressivement centraux (d’abord s’en allume un, puis deux, puis une dizaine), les lasers remplissent ici cette fonction d’une façon quasi foraine, dessinant un mapping en longueur, en largeur et en profondeur de l’espace scénique.

Enquêtes paranormales

Pourtant, la pièce commence dans l’obscurité, à peine éclairée par les phares d’une voiture échouée à jardin sur un terrain lunaire, de l’intérieur de laquelle on peut entendre, par sonorisation, le dialogue de Claire (Adèle Haenel) et Félix. La radio allumée laisse entendre une de ces émissions racoleuses dédiées au paranormal, où des américains grossièrement doublés en français certifient avoir vécu toujours plus d’abductions aux mains des martiens. Clara et Félix s’en amusent, le rire d’Haenel (que l’on se réjouit de retrouver dans un jeu un peu plus élastique, plus dense) est contagieux. Au loin, dans un sombre parfaitement dosé, une silhouette avance et recule dans le ralenti-signature de Vienne. Chimère, fantôme, projection ou « démon » de paralysie du sommeil, sa lente approche porte en tout cas en elle toutes les potentialités de l’interaction à venir, de la plus anodine à la plus dramatique.

Extra Life, Gisèle Vienne ©Estelle Hanania
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La gêne qui motive les ricanements moqueurs des frère et sœur provient de l’occultation du réel derrière des fabulations, là où eux cherchent à dire, précisément, une vérité si difficile à se figurer : celle de l’inceste, qui occupait aussi L’Étang. De cette première séquence en forme de diorama, où chaque élément apparaît clairement situé, un principe d’entropie vient peu à peu brouiller la lisibilité. Lorsqu’ils sortent de l’habitacle, Félix et Clara passent dans un espace trop grand pour y trouver une quelconque direction — on ne voit même pas le fond de scène. Il faut que cette troisième figure qui se pointait au loin s’institue comme la réplique dissociée de Clara et répète le même enchaînement de mouvements pour que les deux personnages puissent commencer à penser une réconciliation entre leurs subjectivités errantes et une séquence inéluctablement vouée à se rejouer en boucle, telle la cassette d’un dessin animé d’enfance.

Extrême chorégraphie, hyper-chaos

Le quadrillage du laser orchestré par Yves Godin, le mouvement de Katia Petrowick et la partition musicale de Caterina Barberi, héritière des expérimentations logicielles seventies de Suzanne Ciani, s’opposent d’abord à la progression erratique du frère et de la sœur une fois la portière ouverte : extrême chorégraphie d’un côté, hyper-chaos de l’autre. L’attirail prestidigitateur de Vienne (marionnettes, ventriloquie) sollicite ici le mime pour figurer le dialogue entre Clara et un soi échappé — on repense à Annihilation d’Alex Garland, un film qui a en commun avec la pièce de Vienne de savoir absorber de manière organique les enjeux esthétiques de son temps. Les personnages butent sur la grosse structure déployée, et la progression du récit avec eux.

La radicalité de Vienne réside de nouveau dans le jusqu’au-boutisme qui régit le démantèlement des bienséances théâtrales, lequel sert l’espoir de s’engager entièrement, de front, avec une chose sur laquelle l’impossibilité collective de mettre le doigt constitue l’ultime châtiment des victimes. Sa logique vient inverser le moment qui, canoniquement, serait celui d’une possible résolution (le dialogue) et celui du déballage violent et confus du traumatisme (une « expérience » non seulement bâtarde théâtralement, mais également incommodante).

On peut regretter, dans ce cadre, un certain affaissement de l’intensité, lequel dessert cette opération spectaculaire. Il n’empêche : l’obstination à l’œuvre et l’assurance du geste sont ce qui fait du travail de Vienne l’un des positionnements théâtraux le plus justes, ou en tout cas les moins entravés par des effets de naïveté ou d’impuissance, sur les questions du viol et de l’inceste. Extra Life, dans le prolongement du précédent opus de l’artiste mais délesté de texte, propose même une proposition claire : pour figurer un indicible subi à la fois dans l’esprit et dans la chair, il ne faut pas moins qu’inventer une phénoménologie toute entière.

Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Mulhouse

Extra Life de Gisèle Vienne
La Filature – Scène nationale
20 allée Nathan Katz, 68100 Mulhouse
Dans le cadre des Scènes d’automne en Alsace

Les 9 et 10 novembre 2023
Durée 1h50 environ

Tournée
Du 15 au 18 novembre 2023 Théâtre National de Bretagne, Rennes
Du 28 novembre au 1er décembre au Maillon – Scène européenne, Strasbourg
Du 6 au 17 décembre 2023 MC93, Bobigny dans le cadre du Festival d’Automne à Paris & Chaillot — théâtre national de la danse
Les 18 e 19 janvier 2024 TANDEM scène nationale, Douai
Les 31 janvier et 1er février 2024 MC2: Grenoble, Grenoble
Du 21 au 24 février 2024 Comédie de Genève, Genève dans le cadre du festival Antigel – Genève
Les 27 et 28 mars 2024 Le Volcan, Scène nationale du Havre, Le Havre dans le cadre du Festival Déviations

Conception, chorégraphie, mise en scène, scénographie de Gisèle Vienne
Texte d’ Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick, Gisèle Vienne

Créé en collaboration et interprété par Adèle Haenel, Theo Livesey, Katia Petrowick
Musique originale de Caterina Barbieri
Création sonore d’Adrien Michel
Création lumière d’Yves Godin
Costumes de Gisèle Vienne, Camille Queval, FrenchKissLA 
Fabrication de la poupée – Étienne Bideau-Rey
Régie plateau – Antoine Hordé
Régie son – Adrien Michel
Régie lumière – Samuel Dosière, Iannis Japiot, Héloïse Evano
Direction technique – Erik Houllier
Assistanat – Sophie Demeyer 

 

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