François Gremaud © Niels Ackermann

Comment François Gremaud déplie le monde… 

Comme un couteau suisse, François Gremaud joue sur plusieurs tableaux. Comédien, auteur et metteur en scène, il pose ses valises en janvier au Théâtre de La Bastille.

François Gremaud © Niels Ackermann

Comme un couteau suisse, François Gremaud joue sur plusieurs tableaux. Son spectacle Giselle avec la danseuse Samantha van Wissen est présenté au théâtre de la Bastille dès ce soir. Et lui-même se dévoile en interprète de Sans savoir où  et de Pièce.  

Déplier. C’est un de ses mots préférés. Déplier le sens, mais aussi « mettre en partage », et encore idiotie, joie, ou désastre… François Gremaud, grand Suisse de la francophone Fribourg, dont l’accent chante comme s’il dévalait les montagnes que l’artiste contemple lorsqu’il lève la tête de son ordinateur, aime ces mots-là d’amour, les chérit, les caresse, les fait rouler sur sa langue. Langue, langage… Cet ovni théâtral enchante le monde d’aujourd’hui.

Revisiter les classiques 
Giselle de François Gremaud © Dorothée Thébert Filliger

Sa version tordante de Phèdre « ma pièce tragique préférée » ou celle de Giselle avec la danseuse Samantha van Wissen ont séduit jusqu’au délire le public du Festival d‘Automne et du théâtre de la Bastille où il se produira d’ailleurs lui-même dans un opus, aussi déroutant que les autres, intitulé : « Aller sans savoir où ». Ce titre dévoile (autre mot clé du vocabulaire Gremaud) le « making » d’une pièce, à la façon d’un journal littéraire, qui couche sur le papier chaque étape de construction sans que jamais l’auteur n’efface une idée, qu’elle soit bonne ou mauvaise : « les mauvaises aident à construire autant que les bonnes, elles obligent à un plus grand pas de côté. » En Suisse, nous révèle-t-il, il est un mot qui résume l’idée de faire du bon à partir du mauvais. « pouet », « ça veut dire un peu sale, un peu cochon… ». Pouet, bien sûr… 

Voir autrement 
Conférence des choses de François Gremaud et Pierre Mifsud © Lucas Seintenfus

Tout chez lui est objet de réflexion, de point de départ, de saut dans l’inconnu ou…dans le très connu, dans l’entendu rabâché, dans le commun qui ne l’est pas. Un mot en entraîne un autre comme dans l’extraordinaire Conférence des choses que son comédien complice Pierre Mifsud « joue » en sautant d’une définition Wikipedia à une autre, un son, un sens étant les clefs qui ouvrent d’autres portes. Pas loin du théâtre de l’absurde, lorsque le comédien explique avec la même ferveur La dentelière de Vermeer et « la pastille désodorisante de l’urinoir ». Car ce qui compte : « c‘est l’étonnement qui est à la base de la pensée. »  Ce « marabout-bout de ficelle » illustre à merveille cette pensée bondissante et aussi le fait qu’on ne peut pas tout comprendre… mais qu’on peut essayer de voir « comment ça marche ».  

Les couleurs du monde

Pourquoi donc ? Pour retrouver dans le regard du public l’étincelle de plaisir qu’il a découverte dans les yeux de son frère sourd lorsque François lui « dépliait le monde » à l’aide de la langue des signes. Alors, depuis que l’école des Arts plastiques l’ECAL à Lausanne lui a permis de jouir du côté « conceptuel » de l’art contemporain et aussi plus tard lorsqu’il a découvert l’enchantement de la jeune danse flamande, de Vandekeybus à Anne Teresa de Keesemaeker, notre « chercheur » cherche à dire, à explorer, ne négligeant rien, aucun recoin et surtout n’oubliant jamais le spectateur. Révéler la magie du mot, de l’idée, de la pensée l’a obligé à explorer toutes les solutions, procédé qu’il applique toujours pour ses spectacles- qu’il écrive pour un comédien ou une danseuse ou une chanteuse – comme ce sera le cas avec la divine Rosemary Stanley qui chantera tous les rôles de l’opéra le plus célèbre au monde, Carmen de Bizet, au théâtre Vidy de Lausanne dans quelques mois. Mais aussi pour les collectifs auxquels il participe, en écrivant mais aussi en jouant, comme ce sera le cas avec Pièce qu’il présentera au théâtre Monfort début février. 

Passeur d’histoires

Phèdre ! de François Gremaud avec Romain Darolès © Christophe Raynaud de Lage

Pièce racontera « la vie » d’une pièce de théâtre : du travail de ses trois acteurs, des répétitions, de la représentation « un peu Mnouchkine du pauvre… Médée en 20 minutes… » puis, encore un autre envers du décor :  le débrief du spectacle par la petite troupe et enfin la lecture d’un article critique, formidable pour les deux actrices, catastrophique pour le comédien.  François Gremaud joue ce comédien. Son rapport au théâtre, il a dû l’éprouver, le mettre en question et en tension, lorsque Vincent Baudriller, le directeur du théâtre Vidy de Lausanne lui a proposé de présenter dans les lycées… Une pièce « pour raviver la flamme envers le théâtre ».  Laquelle se demande-t-il, lui qui a tant de mal avec le théâtre classique, ses règles, sa narration etc. et pourtant il choisit celle qui est réputée la plus terrible, le sommet de la tragédie : Phèdre, la passion folle, « mais je l’aime tellement qu’en fait j’ai choisi de montrer aux élèves la joie qu’elle peut donner. » Stupeur dans les classes, le comédien Romain Daroles joue le rôle d’un prof (mais les élèves l’ignorent). Ils ne savent quoi penser, et les voilà embarqués dans cette histoire où ce drôle d’enseignant joue tous les rôles, si drôle qu’ils n’en croient pas leurs yeux et leurs oreilles : « ah le théâtre ça peut être ça ! ». Mission accomplie pour Gremaud qui s’est voulu, dès le début de sa vie d’artiste, un passeur, un révélateur.  Le miracle se reproduit encore et encore et pour toutes les autres pièces même quand n’y a pas d’acteur, et que la scène est le royaume de deux haut-parleurs…  

Un état d’esprit

Sa pensée, sa quête, son désir, sa voie, sa voix, François Gremaud les nourrit avec en tête l’explication lumineuse d’un de ses profs d’histoire de l’art qui un jour pour ses élèves « a déplié » le « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch (premier monochrome de la peinture contemporaine qui date de 1918) d’une façon si lumineuse qu’elle marqua l’étudiant à jamais. Autre nourriture spirituelle : les ouvrages de « son » philosophe préféré, Clément Rosset. « Grâce à lui, j’ai compris l’idiotie. Rosset remonte à la racine étymologique : « idiotes » en grec signifie singulier, particulier, unique…L’histoire de l’art, de tout art, n’est-elle pas constituée de ces gestes, singuliers, particuliers, uniques ? Le mot « idiotie » m’a décomplexé, il m’a autorisé le théâtre que je fais, qui n’emprunte rien au récit linéaire mais au contraire va bondit et rebondit. L’artiste idiot, loin d’être bête, permet de contester le dogme et l’autorité, comme le fait la figure du Fou chez Skakespeare ! ». N’a-t-il pas d’ailleurs baptisé sa structure : « 2bcompany » ?  Pouet, pourrait- ajouter le grand Suisse, sans même avoir recours à un clin d’œil… 

Brigitte Hernandez

Allez sans savoir où de et avec François Gremaud 
Théâtre de la Bastille 
76 rue de la Roquette
75011 Paris 
les 7 et 14 janvier 2023 à 16 h 30

Giselle de François Gremaud
avec Samantha van Wyssen et en alternance avec Anastasiia Lindeberg, Lorentiù Stoian (violon), Tjasha Gafner, Antonella de Franco (harpe), Héléna Macherel, Irène Poma (flûte), Sara Zazo Romero (saxophone)
Théâtre de la Bastille 
76 rue de la Roquette
75011 Paris 
du 5 au 14 janvier 2023 à 20h puis du 17 au 24 janvier2023 à 21 h.  

Pièce du collectif Gremaud/Gurtner/Bovay
Monfort Théâtre
du 1er au 3 février 2023

Crédit portrait © Niels Ackermann
Crédit photos © Dorothée Thébert Filliger, © Lucas Seintenfus, © Christophe Raynaud de Lage

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