Répétitions de “Capri, île des fugitifs”, Teatr Powszechny de Varsovie. © Natalia Kabanow

Maksym Teteruk, une voix ukrainienne dans le bruit assourdissant de la guerre 

Actuellement au TNP, où il assiste la metteuse en scène Aurélia Guillet, l’artiste ukrainien, Maksym Teteruk, a accepté de répondre à quelques questions.

Actuellement au TNP, où il assiste la metteuse en scène Aurélia Guillet sur l’adaptation au plateau des Irresponsables d’Hermann Broch, l’artiste ukrainien, Maksym Teteruk, a accepté de répondre à quelques questions et de livrer son regard sur le conflit qui ravage actuellement son pays. Une rencontre lumineuse et éclairante.  

Qu’est-ce que pour vous signifie subir une guerre en 2022, alors que cela semble toujours lointain ? 

Kyiv - photo prise à Kyiv par Anya Ozerchuk

Maksym Teteruk : Cette question de la distance, de ce qu’on considère comme loin est effectivement très pertinente. Je n’ai jamais pensé que cela allait nous arriver. Je n’ai jamais pensé que mes proches seraient des réfugiés. Je pensais que la guerre c’est quelque chose qui arrive aux autres, qui se passe ailleurs, qui arrive aux pays sous une dictature militaire ou aux pays qui se trouvent dans des régions dangereuses, aux pays qui sont dans des conflits permanents depuis des siècles. Mais pas au mien. C’était stupide de ma part. J’étais ignorant par rapport aux souffrances des autres. C’était d’autant plus stupide que la Russie a commencé la guerre contre l’Ukraine en 2014, en occupant la Crimée et en mettant en cachette ses troupes dans le Donbass. Mais le Donbass, pour beaucoup parmi nous, était aussi un territoire lointain, aussi un “ailleurs”. Dans les régions qui n’étaient pas touchées par le conflit, par cette guerre encore hybride à l’époque, on continuait à entretenir une vie plutôt confortable et festive, on ne voulait pas se prendre la tête, perdre notre insouciance. Chaque jour, des soldats ukrainiens perdaient leurs vies dans le Donbass, nos citoyens étaient terrorisés par des tirs permanents des extrémistes soutenus et équipés par des Russes, mais on ne voulait pas y penser vraiment. On accueillait des réfugiés du Donbass, on faisait nos dons réguliers en faveur de l’armée ukrainienne pour calmer notre mauvaise conscience et continuer nos vies tranquilles et agréables. Malgré la destruction de la ville de Donetsk, personne ne croyait que la guerre pourrait venir à Kyiv, dans la capitale d’un pays européen, la ville qui ne dort pas, avec tous ses restaurants, boîtes de nuit, galeries, théâtres et centres commerciaux. On avait tort, nous n’étions pas suffisamment reconnaissants envers nos soldats et nos bénévoles, suffisamment solidaires, suffisamment responsables. On prenait notre sécurité et notre liberté pour des acquis. Mais la guerre n’est jamais loin. La guerre en 2022 signifie pour moi, de nouveau, tout simplement, que l’inimaginable est possible.

Comment vivez-vous cela loin de votre pays ? 

Kyiv - photo prise à Kyiv par Anya Ozerchuk

Maksym Teteruk : La guerre, ce n’est pas quelque chose qu’on peut vivre comme un événement continu, quand on est loin. C’est quelque chose qui fonctionne plutôt comme des flashs, des coups de foudre, des moments singuliers de prise de conscience sur ce qui est en train de se passer. Je le vis comme une mosaïque de sentiments contradictoires qui s’alternent, de la désespérance, de la peur, de la colère, de la haine, de l’espoir ou de la fierté, quand j’apprends que les militaires ukrainiens ont réussi à repousser une attaque. L’état d’excitation s’alterne avec un état de fatigue, la volonté d’être utile s’alterne avec une paralysie, une envie de se cacher, d’éteindre tous les gadgets pour ne pas recevoir de messages, ne pas lire des nouvelles, ne pas répondre aux « ça va ? ». Je me sens bombardé par cette question, souvent automatique, à laquelle je n’arrive pas à répondre aussi automatiquement. Non, ça ne va pas du tout. Pour nous, pour vous, pour tout le monde. Je n’arrive pas à comprendre que désormais je suis quelqu’un dont le pays est en guerre, quelqu’un dont les concitoyens sont des réfugiés, que les autres vont nous appeler ainsi. Des réfugiés ukrainiens. Impensable. Je n’arrive pas à assimiler cette image de moi, de nous. Il y a 12 jours encore, la mort tragique de quelques personnes, dans un accident de voiture, par exemple, pouvait choquer le pays entier, aujourd’hui il y a des dizaines des morts chaque jour, des dizaines d’enfants blessés ou tués. J’ai peur de m’y habituer. J’ai peur que le monde s’y habitue. Que la solidarité actuelle avec l’Ukraine ne soit qu’une mode qui va passer, que le monde en soit fatigué et qu’une fois que le monde sera habitué, s’ennuiera et aura perdu sa sensibilité face à ce qui se passe, on restera tout seuls devant le monstre. J’ai peur que le monde finisse par pardonner, comme il a pardonné les guerres en Tchétchénie, en Géorgie, en Crimée, dans le Donbass, comme il a pardonné l’assassinat d’Anna Politkovskaïa, de Boris Nemtsov. Que les élites financières occidentales, un jour, recommencent à pousser vos gouvernements au rétablissement « des relations mutuellement bénéfiques » avec le régime de Poutine, en justifiant leur inassouvissement par ce faux rationalisme et pragmatisme mortifère. Et si Poutine fait ce qu’il fait aujourd’hui en Ukraine, c’est parce qu’il est sûr de pouvoir acheter les Européens, leur oubli, leur pardon.

De quelle manière êtes-vous en contact avec vos proches ? 

Kyiv - photo prise à Kyiv par Anya Ozerchuk

Maksym Teteruk : Heureusement, malgré des destructions majeures dans la région où mes proches se trouvaient pendant la première semaine de la guerre, il n’y a pas eu de problèmes avec le réseau, nous avons donc gardé le contact permanent. Aujourd’hui, ils se sont déplacés dans la partie ouest du pays, en laissant tous leurs biens derrière eux, sans savoir s’ils pourront les retrouver. Peut-être qu’ils devront recommencer leur vie de nouveau ailleurs, mais tout le monde rêve de rentrer chez soi et reprendre sa vie normale. 

Quels sont les armes qu’ont les artistes ukrainiens pour défendre leur culture et leur pays ?

Kyiv - photo prise à Kyiv par Anya Ozerchuk

Maksym Teteruk : Beaucoup d’artistes ukrainiens prennent les armes dans un sens littéral et défendent leur culture et leur pays sur les champs de bataille. Mais la plupart le font en essayant de transmettre au monde des messages importants, de faire découvrir la culture ukrainienne, d’expliquer la nature de ce qui se passe. On parle, on communique, on publie, on exige, on pose des questions, on met en doute le fonctionnement du système des relations internationales, des règles du jeu, l’efficacité des institutions internationales, qui n’arrivent pas à faire plus que de déclarer leur préoccupation profonde, le système de défense collective, tout ce qu’on croyait être si solide, si efficace et si fort et qui reste impuissant face à la nouvelle offensive militaire en Europe, face à cette nouvelle tentative d’un ancien empire agonisant de se réanimer. 

De quelle manière peut-on les aider ? 

Kyiv - photo prise à Kyiv par Anya Ozerchuk

Maksym Teteruk : Tout d’abord je voudrais dire que l’Ukraine et les Ukrainiens sont infiniment reconnaissants pour toute l’aide et tout le soutien, qui nous ont été accordés ici, en France. Le peuple français et votre gouvernement sont très généreux avec nous et vos institutions culturelles manifestent un fort soutien et une solidarité totale avec notre pays et nos artistes. Mais, effectivement, la culture ukrainienne est très peu présente en France. Et aujourd’hui, alors que l’Ukraine se bat aussi sur le front de l’information contre la propagande et la manipulation russe, les artistes ukrainiens ont besoin de plateformes pour parler, pour pouvoir, à travers l’art, exposer nos propos, représenter tout ce qui se passe dans notre pays, dans notre région, mais qui ne peut pas être compris uniquement par des comptes-rendus officiels. Les artistes ukrainiens veulent aujourd’hui prouver au monde la singularité de notre culture, de notre code culturel et notre processus culturel autonome et indépendant, qui doit être enfin distingué de la chape culturelle russe, qui a absorbé et assimilé les cultures de ses voisins. Le meilleur moyen pour y parvenir c’est d’inviter nos artistes, produire leurs œuvres, donner la possibilité de créer. Donner la possibilité aux étudiants ukrainiens de ne pas payer le prix fort pour mener des études supérieures en France, leur permettre de profiter des bourses de la même manière que les étudiants européens. Pas par pitié, mais parce que ce sont des professionnels, des artistes et des intellectuels intéressants et singuliers, qui peuvent apporter beaucoup, qui peuvent partager une expérience unique, qui peuvent poser des questions importantes pour nous tous, qui peuvent trouver leur place dans l’industrie culturelle française comme le font les Polonais, les Russes, les Bulgares, les Hongrois etc. Parce que les Ukrainiens appartiennent à la famille des peuples européens et ça n’est pas parce que, formellement, nous ne sommes pas encore parmi les membres de l’Union Européenne, que les Ukrainiens doivent être exclus de l’échange égal et direct avec le milieu culturel et intellectuel européen. On doit y être intégré.

Propos recueillis par olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Crédit portrait © Natalia KabanowRépétitions de “Capri, île des fugitifs” – Maksym Teteruk assiste Krystian Lupa , Teatr Powszechny de Varsovie.
Crédit photos – avec l’autorisation spéciale d’Anya Ozerchuk – photos prises à Kyiv

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