La mort d'Empédocle de Friedrich Hölderlin. Bernard Sobel © H. Bellamy

Monde neuf, dans les hauteurs de Kafka et Hölderlin

Au 100ecs, Bernard Sobel met en scène Monde neuf, un diptyque réunissant Le secret d'Amalia de Kafka, et La mort d'Empédocle de Hölderlin.

Au 100ecs, Bernard Sobel met en scène Monde neuf, un diptyque réunissant Le secret d’Amalia, un chapitre du Château de Kafka, et La mort d’Empédocle de Hölderlin. Un spectacle magnifique, qui fait dialoguer au présent deux chefs-d’œuvre fragmentaires.

Rue de Charenton, dans le douzième arrondissement de Paris, ce soir-là face à Monde neuf, une sorte d’évidence nous saisit. L’impression de voir une fonction essentielle du théâtre, la transmission de textes et de récits, reprendre forme sous nos yeux. La salle du 100ecs est intime. Le spectacle y agit comme une confidence, avec la certitude que les spectateurs présents garderont quelque chose de la beauté de l’écriture et de la sublime humanité des romans magnifiés par Bernard Sobel. Inachevés, le Château de Kafka et la troisième version de La Mort d’Empédocle, tragédie laissée en fragments par Hölderlin, se laissent recomposer, s’autorisent au découpage pour être mis en écho, dans leur profondeur et leurs différences.

Partir de peu

Le secret d’Amalia d'après Le Château de Kafka - Monde neuf de Bernard Sobel © H. Bellamy

D’abord, le plateau est presque vide : à peine une chaise sur laquelle K. repose, voûté, et une chaussure, accessoire-prétexte qui ne semble mis là que pour convoquer le récit d’Olga, dont la famille s’est vue frappée du sceau du déshonneur suite à l’affront obscène subi par sa jeune sœur Amalia aux mains du renommé fonctionnaire Sortini. Olga (Valentine Catzéflis, judicieuse et perçante), aidée de ce héros officiant à la fois comme témoin et moteur de la fiction, s’attache à épuiser les causes et les répercussions de ce discrédit impardonnable. Au fil des mots, le récit déploie son imparable structure : une irréconciliable injustice sous-jacente, sorte de « ça » du social, jaillit à chaque détour de phrase, à chacune des élaborations en tiroir auxquelles procède le texte. Olga et K. ne cessent de tourner autour de cet indicible, sans jamais le saisir totalement. Dans cette obscurité, le verbe seul est guide. 

À la hauteur d’Hölderlin

Lorsque le personnage d’Empédocle prend la place de K. sur scène, c’est un autre bannissement qui a eu lieu, celui d’un philosophe auparavant promis au trône de sa cité d’Agrigente. Se dirigeant vers le sommet de l’Etna, dans le creux duquel il entend mettre un terme à sa vie, le Sicilien doit répudier Pausanias, son jeune et fervent disciple, puis rendre des comptes à Manès l’Égyptien, qui lui apparaît comme une chimère. Sobel travaille ses dialogues autour d’un espace négatif, fait se reposer ses personnages contre les murs, et au milieu circulent et s’étendent ces mots sublimes par lesquels Empédocle crie sa dernière allégeance, celle qui doit le lier, dans la mort, à une nature divine et universelle. Face à ces enjeux transcendants, Matthieu Marie est à couper le souffle. La troupe de Sobel brille là comme une pure intelligence à l’œuvre, forte d’une intensité toute retenue et d’une attention absolue portée aux mots de Hölderlin comme à ceux de Kafka. 

Un théâtre actuel

Avant que Mathilde Marsan vienne prononcer les quelques mots du chœur sur lesquels s’arrêtent les manuscrits de Hölderlin, un court extrait des Temps modernes de Chaplin sert de pied-de-nez tout à la fois ironique et beau : Charlot se saisit d’un drapeau tombé d’un camion, se retrouve sans le vouloir à la tête d’une manifestation communiste, atterrit enfin à l’arrière d’une voiture de police. Dans la retenue de son collage, ce théâtre semble le plus actuel d’entre tous, capable d’embrasser le régime intertexte de son présent sans l’aplatir dans de simples effets de mise en scène. De cet assemblage complexe émerge alors un motif aux configurations infinies, celui du vagabond qui cristallise sur son chemin les dysfonctionnements d’un monde et en dessine un autre dans le même mouvement. Au cœur de ces fragments vibre ainsi une incroyable tension entre nihilisme et optimisme ; au milieu, c’est la liberté qui gît. L’image du génie artistique apparaît alors en filigrane — Kafka, Hölderlin et finalement Chaplin, irréductibles, mais dialoguant avec un même universel. Loin des modes et des grandes salles, Sobel signe là un manifeste pour la marche à contre-courant. Les comédiens remonteront sur les planches pour deux dates exceptionnelles, les 11 et 12 mars. Leur pièce est un joyau.

Samuel Gleyze-Esteban


Monde Neuf de Bernard Sobel 
Le 100ecs Établissement Culturel Solidaire 
100 rue de Charenton
75012 Paris

Représentations exceptionnelles les 11 et 12 mars 2022 à 20h

Mise en scène Bernard Sobel 
En collaboration avec Michèle Raoul-Davis et Daniel Franco 
Avec Valentine Catzéflis, Arthur Daniel, Matthieu Marie, Mathilde Marsan 
Scénographie Jacqueline Bosson 
Son Bernard Valléry 
Lumière Jean-François Besnard 
Production Cie Bernard Sobel

Le secret d’Amalia (durée : 1h15) 
15 min d’entracte 
La mort d’Empédocle (durée : 40 min)

Crédit photos © H. Bellamy

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