Bernard Sobel au travail

Après sa création il y a un an, Bernard Sobel rejoue La Mort d'Empédocle à l'Épée de Bois. L'occasion de rencontrer le metteur en scène de 89 ans en pleines répétitions.

Il fallait un rendez-vous manqué pour que l’interview prévue avec Bernard Sobel au sortir d’une des répétitions de La Mort d’Empédocle à la Cartoucherie se transforme en invitation. Un coup de téléphone scellait l’affaire, tard la veille au soir, comme si l’idée avait trotté dans la tête du metteur en scène toute la fin de journée. « Demain, dix heures en salle de répétition. Venez voir la merde dans laquelle je me trouve ! », annonçait le grand homme de théâtre, quatre vingt-neuf ans et le parler franc, à quelques jours de la reprise dans la salle en pierre de l’Épée de bois, ce mardi. Une proposition pareille ne se refuse pas.

Créé l’année dernière, La Mort d’Empédocle reste en mémoire comme une mise en scène dépouillée et limpide d’une effarante beauté. D’un côté, il y a un texte, celui d’Hölderlin. Il n’en existe que trois fragments inachevés travaillant chacun les raisons de la mort d’Empédocle, ce thaumaturge, poète et philosophe avant la lettre dont l’histoire aura retenu qu’il se serait jeté dans l’Etna après avoir renoncé à la couronne d’Agrigente. Au lendemain de la Révolution française, l’écrivain allemand projetait dans la figure du penseur présocratique les contours de son propre portrait, et dans sa rupture avec la cité, le bouleversement qui traversait alors le continent européen.

En face, il y a le savoir-faire d’un metteur en scène en pleine possession de ses moyens. Six décennies d’exercice l’ont amené, entre autres, à faire ses armes aux côtés d’Hélène Weigel, veuve de Brecht, dans les pas du maître allemand, puis, entre 1963 et 2006, à fonder et diriger l’Ensemble théâtral de Gennevilliers, actuel T2G. Au fil des années, une plénitude, une assurance du geste s’est construite, qui rayonne auourd’hui sur chacun des aspects que prend sur scène ce poème dramatique, et en premier lieu dans la direction d’acteurs auxquels est laissée la part belle, permettant à un texte dense et exigrant d’entrer en claire résonance avec les urgences de notre époque.

La Mort d'Empédocle, Bernard Sobel © H. Bellamy
La Mort d’Empédocle de Bernard Sobel © H. Bellamy

Ce matin-là, dans la salle de répétition de la Cartoucherie, Sobel et les comédiens présents — Claude Guyonnet, Marc Berman, Gilles Masson, Matthieu Marie et des comédiens du Thélème Théâtre École de Julie Brochen : Tiffany Arino, Julien Le Lons, Thibault Saint-Louis, Lucie Weller — savent qu’ils devront laisser la salle à une autre équipe une fois sonné treize heures. La voilà, la « merde » dont l’artiste parlait au téléphone : des contraintes lourdes et des moyens précaires malgré la complicité de deux structures, l’Épée de bois et le 100ecs, qui sont aujourd’hui les seules à accueillir ses spectacles. La Compagnie Bernard Sobel voyait son conventionnement suspendu en 2018 ; à l’époque, sa mise en scène des Bacchantes était annoncée comme la dernière. Un retour à Kafka puis Hölderlin aura tordu le cou à cette fin annoncée. Mais aujourd’hui, les moyens sont maigres. « On a réussi à avoir un petit pécule pour rémunérer les acteurs, » précise Sobel — pour cette fois. « Je n’ai plus la force de mendier des subventions, » se résigne-t-il.

La fatigue qui point n’empêche pas le metteur en scène, en répétition, de tressaillir et jubiler à l’écoute de telle ou telle réplique, comme si Hölderlin les avait écrites hier. Le dos courbé, Sobel prend sa canne, monte sur le plateau pour mimer un geste, se rassoit, balance sa canne par terre, se relève sans. Souvent, les indications retissent le sens des mots, la version allemande sous les yeux : « croire » n’est pas « croire » (les comédiens s’en amusent, mais la nuance compte), en revanche « citoyens » doit bien signifier « citoyens ». Tout découle non seulement d’une connaissance aiguë de ce que dit le texte, mais surtout d’un sentiment précis de ce qu’il doit vouloir dire aujourd’hui. Ici et là, des figures contemporaines connues s’invitent dans le référentiel : le prêtre Hermocrate devient un Bolloré en force, et la colère politique se nourrit de l’évocation d’Emmanuel Macron ou Gabriel Attal.

La Mort d'Empédocle, Bernard Sobel © H. Bellamy
© H. Bellamy

Bernard Sobel reste l’un des derniers vrais marxistes debout du théâtre français. Et même si l’on ne résume pas les artistes de sa trempe à ce genre de formule, l’appartenance politique, elle, est bien nommée et revendiquée. Plus encore, elle est indissociable de la manière de faire du théâtre, c’est-à-dire, chez lui, d’avant tout penser le texte, du moment où on le choisit à la moindre inflexion au moment où le dit, et d’organiser sa préséance, ainsi qu’il l’explique : « La mise en scène du spectacle, c’est l’écriture par Hölderlin de son poème. On essaie d’y être le plus fidèles possible. »

En d’autres termes, la direction d’acteurs est directement politique, puisque l’enjeu tout entier de la pièce en découle, et que cet enjeu, bien palpable, s’exprime dur comme un matérialisme, à l’opposé d’un idéalisme mou — suivant Spinoza, Sobel trouve que « l’espoir est une passion triste ». Pendant le travail, la nécessité est guide. « Ce qui importe, c’est la tâche qui nous attend, et Hölderlin m’aide à savoir quel est mon devoir. En l’occurence, mon devoir à moi, c’est d’essayer de ne pas raconter de salades et de lutter avec les pauvres petits moyens qui sont ceux des poètes quand ils sont vrais et authentiques. »

La Mort d'Empédocle, Bernard Sobel © H. Bellamy
© H. Bellamy

On se demande ce qu’il reste aujourd’hui d’une vie d’engagement communiste, en Allemagne et en France ; de l’histoire du Parti, de Marx, de Brecht. Réponse crépusculaire : « Je dois beaucoup à la RDA, et la RDA a disparu. Je ne sais pas si c’est un échec. Mais il me faut réfléchir aux conditions de cette disparition. » Aujourd’hui, l’artiste abhorre Xi Jinping et les officiels du PCC, ces « petits canards habillés de la même façon » qui se repaissent de voir défiler au pas des jeunesses chinoises réduites au silence. « Apparemment, ce sont des communistes comme moi. Il y a là un drame terrible. » Il remarque que Trump, en déclarant vouloir les combattre, est finalement le dernier à encore nommer les marxistes. Quant à Brecht, il se trouve qu’aujourd’hui, Hölderlin lui semble « plus pertinent ». Derrière, c’est la lucidité du poète au lendemain de la Révolution française qui est louée, lui qui dénonçait la Terreur et attribuait à Robespierre la responsabilité des massacres de septembre. « Hölderlin prouve qu’être un vrai poète, c’est être un malade. Mais cette maladie vous rend plus sensible à la manière dont l’histoire fonctionne. »

L’admiration suscitée par ses mises en scène ainsi que l’aura d’une vie de théâtre et d’engagement donneraient presque envie de consulter Bernard Sobel comme un oracle, mais cette tentation ne résiste pas à la réalité de l’échange. « Que voulez vous que je vous dise ? », « Je vous dis des conneries ! », assène le bientôt nonagénaire entre deux cigarettes Pueblo. Nous voulions en savoir plus sur ce qui, dans le jeu de miroirs que la pièce installe entre l’auteur et son personnage, se reflétait de lui, la réponse se sera logée dans davantage de silences que de mots. Tout est déjà dit sur scène, c’est une chose. L’autre vérité, c’est que tel le maître agrigentin laissant le peuple seul pour lui montrer la voie terrifiante de sa propre liberté, cette façon qu’a Sobel de se dérober aux explications découle d’une certitude chevillée au corps. Cette certitude, c’est celle d’Empédocle et Hölderlin avant d’être la sienne. Elle lui souffle qu’« il vaut mieux soulever des questions que de donner des réponses idiotes », que les soulever est le devoir du poète, qu’il appartient ensuite à chacun d’en chercher les réponses et que ce chemin-là est un chemin solitaire.


La Mort d’Empédocle (Fragments) d’après Johann-Christian-Friedrich Hölderlin
Théâtre de l’Épée de Bois
La Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris

Du 6 au 18 février 2024
Durée 2h

Traduction Jean-Claude Schneider
Mise en scène Bernard Sobel en collaboration avec Michèle Raoul Davis
Dramaturgie Daniel Franco
Scénographie sous le regard de Richard Peduzzi

Réalisation banderole Lise-Marie Brochen
Création sonore Bernard Valléry
Lumières Laïs Foulc
Assistant·es mise en scène Mirabelle Rousseau, Sylvain Martin
, Yuna Buet

Avec Julie Brochen, Marc Berman, Valentine Catzéflis, Laurent Charpentier, Claude Guyonnet, Matthieu Marie, Gilles Masson, Asil Raïs, et des élèves de la Thélème Théâtre Ecole : Tiffany Arino, Leone Ferret, Julien Le Lons, Thibaut Saint-Louis, Samy Taibi, Ramy Taibi, Alma Teschner, Lucie Weller

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