La Mort d'Empédocle, Bernard Sobel © H. Bellamy
La Mort d'Empédocle de Bernard Sobel © H. Bellamy

La mort d’Empédocle (Fragments) par Bernard Sobel : vivre libre

Au théâtre de l'Épée de Bois, Bernard Sobel, épaulé par Michèle Raoul Davis, présente sa mise en scène de La Mort d'Empédocle, troisième version de la tragédie d'Hölderlin. Une pièce subtile et habitée, du théâtre de haute volée.

Face aux saillies bouleversantes qui traversent le texte, on comprend l’obsession qui lie Bernard Sobel à La Mort d’Empédocle et l’amène à y revenir une seconde fois, après en avoir mis en scène un extrait aux côtés du Château de Kafka dans un collage limpide intitulé Monde neuf, la saison dernière au 100ecs. Comme Hölderlin s’identifiait à Empédocle, il semble que le geste de mise en scène qui cherche à empoigner l’épure et l’essence trouve un écho dans le parcours d’ascète et le retour vers l’élémentaire du maître présocratique. Tel Empédocle trouvant refuge philosophique au sommet de l’Etna après sa répudiation de la cité d’Agrigente, Sobel avance, sinon en solitaire, au moins dans une farouche indépendance esthétique que l’air du temps semble incapable de faire fléchir dans un sens ou l’autre.

Empédocle s’arrache

De la tragédie d’Empédocle, sa grande œuvre dramatique, Hölderlin écrit trois versions, interrogeant à chaque fois les raisons et le sens du suicide dans la lave sicilienne. Dans l’adaptation que font Sobel, sa complice Michèle Raoul-Davis et le dramaturge Daniel Franco de la dernière réécriture, deux motifs demeurent. Une, la volonté romantique d’éprouver son inscription organique dans le vivant en se fondant, littéralement, avec les éléments. Deux, celle de tracer pour le peuple d’Agrigente la voie d’une vie libre, démocratique, donc de remettre le destin du peuple entre ses propres mains — Hölderlin écrivait dans les échos de la Révolution française.

La Mort d'Empédocle, Bernard Sobel © H. Bellamy

Ayant essuyé l’anathème du prêtre Hermocrate et de Critias, archonte d’Agrigente, Empédocle embrasse son exil comme l’opportunité finale d’éprouver une vie souveraine, tournant le dos à un peuple bigot, qu’il ne reconnaît plus, et à ses lois. Ses quelques fidèles lui demandent de rester ; son disciple Pausanias l’implore de le suivre jusqu’au sommet de l’Etna. Mais dans le « monde neuf » sans roi qu’invente le philosophe, le chemin, pour chacun, doit se décider seul. Son parcours est une libération au prix d’un arrachement, une radicalité solipsiste. Sur scène, le cri de Panthéa qui déchire la pièce suffit à incarner l’appel d’air existentiel que sa marche ouvre derrière elle.

Espace vide

La salle en pierre du théâtre de l’Épée de bois, port d’attache de la compagnie Bernard Sobel, est nue. Seule une banderole dont les grandes lettres noires formulent un hommage à François Tanguy surplombe le plateau. Au loin, trois ouvertures se teintent peu à peu des couleurs brûlantes de l’Etna. Les corps se disputent cet espace vide et y dessinent seuls des territoires, mus par une intelligence scénique qui incombe autant aux metteurs en scène qu’au regard scénographique de Richard Peduzzi et aux qualités d’une distribution impeccable.

Valentine Catzéflis, qui jouait Olga dans Le Secret d’Amalia d’après Kafka, campe une Panthéa presque fantomatique. Asil Raïs apparaît comme un Manès hiératique et mystérieux. Laurent Charpentier est un parfait Pausanias, juvénile et dévoué, qui donne une chaleur comique à certains échanges. En Empédocle, Matthieu Marie offre une performance sublime. Dans le profond interstice qui sépare la gravité de l’extase, l’errance claudiquante du philosophe trouve dans son allure et sa voix une parfaite incarnation. Le reste de la distribution — Marc Berman (en alternance avec Claude Guyonnet), Gilles Masson, Julie Brochen et ses élèves de la jeune Thélème Théâtre École — est au diapason.

Intensités
La Mort d'Empédocle, Bernard Sobel © H. Bellamy

Plus subtilement encore, au gré de son épure apparente, cette Mort d’Empédocle distille sa richesse formelle en fine couche. Il suffirait d’évoquer le travail des lumières de Laïs Foulc qui, loin de la recherche d’effets, parvient à atteindre une qualité toute particulière, baignant certaines scènes d’une clarté zénithale presque tellurique. Ou la création sonore de Bernard Valléry, qui avance sur le seuil de l’évocation. Cette nudité de façade laisse apprécier les articulations théâtrales subtiles qui font de cette Mort d’Empédocle une œuvre captivante : le texte rayonne, respire, comme s’il était déplié au plein air.

Si elle est littéraire et demandante, cette mise en scène n’en laisse pas moins jaillir comme des évidences les intensités de l’écriture d’Hölderlin, lorsque le romantique Allemand dépeint l’amour d’un disciple pour son maître ou le rejet désespéré qu’éprouve un homme pour la société qui l’a mis au ban. « Que se dessèche la terre où autrefois la grappe pourpre récompensait un monde meilleur », maudit Empédocle : poésie nihiliste de la marge.

Samuel Gleyze-Esteban

La Mort d’Empédocle (Fragments) d’après Johann-Christian-Friedrich Hölderlin
Théâtre de l’Épée de Bois
La Cartoucherie
Route du Champ de Manœuvre
75012 Paris

Du 19 janvier au 05 février 2023
Jeudi, vendredi 21h, samedi 16h30 et 21h, dimanche 16h30
Durée 2h

Traduction Jean-Claude Schneider
Mise en scène Bernard Sobel en collaboration avec Michèle Raoul Davis Dramaturgie Daniel Franco
Scénographie sous le regard de Richard Peduzzi
Création sonore Bernard Valléry
Lumières Laïs Foulc
Asssitant.es. à la mise en scène Mirabelle Rousseau, Sylvain Martin

Avec Julie Brochen, Marc Berman, Valentine Catzéflis, Laurent Charpentier, Claude Guyonnet, Matthieu Marie, Gilles Masson, Asil Raïs et les élèves de la Thélème Théâtre École : Yanis Costantini, Eva De Jesus Flecho, Eliana Frischer, Boris Gawlik, Eva Loriquet, Alexandre Ohanessian, Thibault Saint Louis, Mathild Schaller, Céline Squiban

Crédit photos © H. Bellamy

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