Après une année particulièrement éprouvante pour les lieux de culture, Châteauvallon-Liberté, scène nationale ouvre enfin ses portes au public avec l’envie chevillée au corps d’échanger, de partager et de faire voyager. En tant que directeur des Lieux, Charles Berling donne le ton de la saison à venir, questionne son métier et interroge sur l’avenir.
À Toulon, le Liberté était, fut un temps, un cinéma, comment est-il devenu théâtre ?
Charles Berling : En effet, c’était une salle Gaumont, que j’ai fréquentée enfant et adolescent. Après 2002, il y avait dans les tuyaux, le projet de faire un grand théâtre, car la ville n’en avait pas. Le maire a donc préempté cet ancien cinéma pour y construire une salle de spectacle vivant. Étant situé sur la place de la Liberté, il en a pris le nom. En 2010, à l’occasion d’une rencontre avec Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture, nous avons appris, mon frère Philippe et moi, que Hubert Falco, le maire de l’époque cherchait des directeurs pour ce nouveau lieu. Nous avons imaginé un projet ouvert sur le national et l’international et tourné aussi sur la création méditerranéenne, que nous avons soumis aux édiles. Un an, après nous ouvrions le théâtre.
Après dix ans à la tête de ce lieu, quel bilan en tirez-vous ?
Charles Berling : J’ai toujours pensé que c’était important qu’il y ait plusieurs tutelles pour un centre artistique de cette envergure-là. Avec mon frère, on s’est battu quatre années durant pour que la ville de Toulon ait son institution labellisée. En 2015, tout cela s’est finalement concrétisé. Toutefois, il a fallu prendre en compte le maillage culturel existant au cœur de la métropole. Depuis 1964, existe un merveilleux lieu, sur les hauteurs d’Ollioules, le centre d’art vivant qu’est Châteauvallon. Les deux théâtres étant très proches, l’État a décidé de réunir les deux endroits en une seule Scène nationale sans pour autant qu’ils fusionnent. Au fil du temps, nous avons donc procédé à un rapprochement. D’ailleurs, jusqu’en 2018, les directions étaient distinctes. Après le départ de Christian Tamet, il a été décidé qu’il n’y en aurait plus qu’une seule pour cette scène nationale. Et depuis début 2020, je dirige Chateauvallon-Liberté, composée de deux théâtres.
Les programmations sont donc distinctes ?
Charles Berling : Les salles sont différentes ce qui implique un certain nombre de choses dans les spectacles que l’on y joue. La programmation est proche, mais s’adapte notamment aux différents plateaux. Dans tous les cas, elle témoigne de la création en France et à l’étranger. Par ailleurs, nous avons à cœur de travailler et de soutenir les compagnies régionales. Nous avons aussi mis en place un lien étroit avec les écoles. Il est important d’ancrer ce double lieu au cœur du territoire, d’aller à la rencontre de nouveaux publics. Il était tout aussi nécessaire, à mon sens, pour la vitalité de la scène nationale de sortir des réseaux, d’aller à l’encontre des idées reçues d’un théâtre qui serait poussiéreux, de tenter de proposer de nouvelles formes. Nous essayons d’être les plus éclectiques et curieux possible.
Qui choisit les pièces, les spectacles que vous diffusez ou co-produisez ?
Charles Berling : Pour cela, j’ai une équipe. Plus exactement, j’en ai deux. Une au Liberté, qui s’est constituée sur les dix dernières années, et une à Châteauvallon, en place depuis longtemps qui connaît parfaitement le terrain et les publics. C’est très important de travailler avec des gens qui ont une vraie connaissance de la région et de ses compagnies. Je crois que l’essentiel, c’est de ne pas isoler le théâtre, d’essayer de l’ouvrir le plus possible. Il ne faut pas oublier que nous sommes un outil de lien, de curiosité. Notre mission, c’est de pouvoir faire découvrir des choses au public, de l’amener vers des ailleurs, loin de son quotidien, de l‘amener à réfléchir, à voir autrement le monde.
Comment fait-on pour rouvrir un lieu après près d’un an de fermeture et d’empêchement ?
Charles Berling : La covid a été extrêmement dur pour les instituions et les équipes. En même temps, nous avons beaucoup travaillé, car il fallait continuer à faire vivre le lien avec les compagnies et le public. Nous avons notamment pris le parti d’investir un peu plus le champ du numérique, mais avec modération. S’adapter, évoluer fait partie de l’ADN du Châteauvallon–Liberté.
Depuis 2010, nous n’avons pas eu de cesse de nous réinventer… Je ne rejette pas le numérique, il a été très utile, ces derniers mois, mais il ne faut pas se laisser faire. Je crois qu’il y a dans notre relation au numérique, quelque chose qui est fondamental, nous devons rester des institutions subventionnées, pour garder le sens du service public, et non pas faire du bénéfice. Nous devons continuer à faire du théâtre, à faire vivre nos plateaux. Notre relation au numérique va être l’enjeu majeur des dix, vingt prochaines années. Comment doit-on s’adapter à un monde bouleversé, qui fait face à des crises puissantes et dévastatrices ? Comment ces institutions peuvent garder une place importante et rester un outil de pensées, de création Au fond, comment pouvons-nous continuer à être un outil de construction de nos démocraties ?
La covid a clairement accéléré ce processus et cette confrontation. Nous a poussé à réfléchir autrement. Cela a été flagrant en travaillant durant toute cette période avec les écoles et les lycées. Je crois qu’à un moment nous nous sommes dits que cela valait le coup de renforcer notre relation à ces publics-là. Cela nous a permis de nous rendre compte de l’évolution énorme qu’il y a eu avec ces outils. C’est impressionnant 500 élèves braqués sur leur smartphone. Cela change notre rapport au langage, qui devient de facto, binaire, agressif et d’un conventionnel achevé. Alors que nous, gens de culture, de théâtre, nous essayons de raconter la diversité culturelle profonde, nous avons été confrontés à cette culture de masse. Ces questions-là me touchent profondément. Ayant commencé dans le subventionné à 16 ans, à la fin des années 70, j’ai vu l’évolution des pratiques, de nos sociétés. Je suis un enfant de ces outils qui ont été légués par Malraux, Vilar et Vitez. Je crois qu’il y a un sens du bien public profondément ancré en moi et que je tiens à défendre.
Comment s’annonce la saison 21-22 ?
Charles Berling : Elle est le fruit de ce qu’on préparait déjà en 2020, mais aussi le résultat des multiples reports que nous avons dû faire. C’est une saison augmentée, particulièrement riche et où on prend le risque d’avoir un peu moins de public. On navigue à vue, ne sachant pas notamment comment nos publics vont réagir au « pass sanitaire »… Ces incertitudes fatiguent les équipes et moi, cela m’angoisse. Notre travail, je ne sais pas comment il va être reçu. On a 90 spectacles sur toute la saison et sur les deux lieux. Ce qui m’intéresse actuellement, c’est de faire le lien avec les deux lieux.
L’an passé, vous aviez lancé « Passion bleue », un éclairage écologique et méditerranéen sur une partie de votre programmation. Est-ce que vous poursuivez le projet ?
Charles Berling : Bien sûr. Nous reportons d’ailleurs au printemps 2022, ce que nous n’avions malheureusement pas pu présenter à l’automne dernier. Nous allons continuer à proposer débats, conférences et créations artistiques sur le thème des océans, et du milieu marin au sens large. Je suis persuadé qu’il y a des sujets passionnants à explorer, des thématiques à creuser. Nous devons contribuer à une prise de conscience générale. Et je crois que la poésie et l’art vivant peuvent aider à cela. Par nature, on doit s’intéresser aux grands thèmes de la société d’aujourd’hui. Cela rejoint aussi une ambition : faire que l’art, la science, la pensée se rejoignent. Les scènes nationales et les théâtres doivent être des lieux qui défragmentent les disciplines, qui leur permettent de dialoguer, de s’amuser entre elles.
Y-a-t-il d’autres moments forts dans la saison ?
Charles Berling : La biennale numérique et nous inaugurons aussi une correspondance entre La Criée-Théâtre national de Marseille et Châteauvallon-liberté. Le CDN de Marseille s’installera dans nos murs pendant une semaine, avec des expos, des créations. En retour, nous irons dans la cité phocéenne pour présenter des spectacles et des débats. Il va y avoir une semaine de temps forts conjoints, au début de l’année prochaine.
Cet été à Avignon, vous avez présenté Fragments, une pièce autour des écrits d’Hannah Arendt. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter sa pensée sur scène, de lui donner une tribune ?
Charles Berling : C’est avant tout un projet de la comédienne Bérengère Warluzel. Passionnée d’Hannah Arendt, elle a ce désir, de faire des écrits de la philosophe, une matière scénique. Quand j’ai découvert les textes, j’ai tout de suite eu envie de leur donner une théâtralité. J’ai tout de suite eu une vision du spectacle, l’idée d’en faire une conférence augmentée. Nous avons même imaginé deux versions, l’une avec enfants, l’autre sans. Le spectacle s’est construit pendant la Covid. Nous avons eu la chance de pouvoir faire des résidences. Finalement, l’impossibilité de jouer devant un public a permis de mûrir ce projet. Et puis dans cette période très étrange, les textes d’Hannah Arendt résonnaient particulièrement. Pour moi, l’enjeu, c’était de mettre en scène la pensée. J’espère avoir réussi. Fragments sera d’ailleurs présenté début octobre au Liberté, salle Fanny Ardant.
Propos recueillis par Marie Gicquel et Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Châteauvallon-Liberté, Scène nationale
Direction Charles Berling
Fragments d’Hannah Arendt
Mise en scène de Charles Berling
spectacle créé à l’Espace Pasteur – Festival d’Avignon OFF
Tournée
Du 5 au 10 octobre 2021 au Liberté, scène nationale
Le 26 janvier 2022 à La Criée, Théâtre national de Marseille
du 5 au 9 février 2022 à l’Espace Rachi, Paris
Crédit photos © Aurélien Kirchner, © Annabelle deFC, Wikimedia Commons, © Vincent Bérenger, © Guillaume Castelot, © Nicolas Martinez