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Procès, la litanie métaphorique et kafkaïenne de Lupa

A l'Odéon, Lupa fait vibrer intensément Le Procès de Kafka.

Il n’est pas bon d’être confronté à la dictature de pensée d’une société ultraconservatrice en guerre contre elle-même, de plonger dans les affres de la culpabilité quitte à en perdre la raison. En adaptant le chef d’œuvre posthume de Kafka, Krystian Lupa invite à une plongée lancinante, saisissante dans la folie du monde. Si l’onirique et cauchemardesque errance de l’auteur allemand captive et envoûte, le propos languissant finit sur le fil par s’égarer dans des allégories mystico-christiques trop appuyées.

Alors que la salle s’enfonce lentement dans la pénombre, des chuchotements tout juste intelligibles rompent le silence. Des voix sourdes, à peine audibles, se font entendre. Elles viennent de la scène ou des coulisses. Difficile à dire. Dans le salon vide de madame Grubach, la télé ronronne. Des images d’un débat houleux défilent ne retenant qu’à peine l’attention de l’hôte des lieux, la logeuse de Monsieur K. Le temps s’écoule lentement en cette journée si banale. L’arrivée du fiévreux locataire change un peu la donne. Silhouette longiligne, un brin dégingandé, visage effilé, l’homme semble bien nerveux, agité. Tout l’inquiète. Le monde autour semble tourner à l’envers, l’emmener vers des rivages inconnus, hostiles.

Pris dans les mailles du filet d’une société de plus en plus dictatoriale, où l’on peut se voir condamné, à tort plus qu’à raison, sans autre forme de procès, qu’un simulacre de justice, Monsieur K. est accusé. Il est hors norme et ne peut en aucun cas entrer dans les cases. Pour l’homme, encore idéaliste, c’est le début d’une descente cauchemardesque et vertigineuse aux enfers. Confronté à ses fantômes, ses doutes, il s’enferre dans une psychose névrotique de plus en plus inquiétante. Convoquant ses proches, sa fiancée tout d’abord, Félice Bauer, la meilleure amie de celle-ci et enfin, son meilleur ami et exécuteur testamentaire, Max Brod, dans une sorte de transe onirique, de conversation métaphysique, Kafka et son troublant personnage s’entremêlent pour former un être hybride à deux entités, l’une étant le double dépressif de l’autre. Procès d’intention, errances de leurs réflexions sur ce monde qui tourne de plus en plus à l’envers, où le pouvoir répressif, autoritaire tente de soumettre la création artistique à sa botte nationaliste et catholique, un singulier moment invite à un étrange voyage au cœur du processus de pensée, quand celui-ci déraille, quand la culpabilité prend le pas sur la raison.

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La réalité finit par rattraper Monsieur K. Le temps du verdict approche. Le peu d’espoir d’en sortir indemne s’éloigne dans les limbes. Quand le népotisme est roi, le droit n’a plus sa place. Il faut donc subir sans comprendre. Il faut accepter le destin. C’est un fait contre lequel, il ne sert à rien de lutter. Les juges et Dieu en sont les témoins, les acteurs principaux.

Sublimé par cette temporalité qui s’étire à l’envie, qui tend vers une réalité au ralenti, marque de Fabrique de Krystian Lupa, le texte fascinant de Kafka prend une telle profondeur, une telle densité que tout semble s’arrêter autour pour conduire le spectateur dans un état second, extatique hallucinant. D’autant qu’avec virtuosité, le metteur en scène polonais mêle à son adaptation démentielle de ce chef d’œuvre de la littérature, la vie de l’auteur allemand, ainsi que ses propres questionnements sur son statut d’artiste dans un pays qui a vu, en peu de temps, le retour au pouvoir du parti populiste Droit et Justice (PiS). C’est d’autant plus prégnant dans ce spectacle fleuve, que sa création a pâti de ce changement politique. Menacé de procès pour s’être opposé à la nomination du nouveau directeur du théâtre Polski de Wroclaw, Lupa a dû renoncer un temps à le monter. Il a fallu le soutien de nombreux festivals et théâtres européens pour lui redonner le souffle nécessaire pour aller au bout de ce travail titanesque. C’est maintenant chose faite et bien faite d’autant que l’ingénieux artiste a refusé la facilité, d’aller là où ses détracteurs l’attendaient. Si bien évidement, le propos est éminemment politique, il va bien au-delà. Il questionne les angoisses de chacun face à l’inexplicable, sa capacité à franchir la ligne rouge, à quitter sa zone de confort.

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Le résultat est une envolée lyrique aux confins de la folie, une immersion dans le monde de Kafka proprement hypnotique voire parfois anesthésique. Non que l’ennui nous gagne, mais bien que l’esthétisme visuel et sonore, le jeu habité des comédiens, le temps suspendu qui s’égrène comme dans une clepsydre à débit extraordinairement réduit, entrainent le public dans un « trip » sous acide, un spleen sous absinthe. C’est toute la magie de cette œuvre hors norme signé Lupa. Toutefois, l’ensemble est un sacré morceau de théâtre a avalé, a digéré tant il est dense. D’autant que parfois, l’attention s’égare vagabondant au gré des tonalités de la langue polonaise, émaillée par les directives, les invectives en Français d’un Lupa qui veille comme à son habitude en coulisses.

Si l’on peut regretter la parabole religieuse, particulièrement soulignée dans la dernière partie du spectacle, véritable résurgence d’un catholicisme, que l’onsait particulièrement présent en Pologne, et une lenteur qui parfois semble interminable, Procès de Lupa marque les esprits, rappelle que le monde, tout comme à l’époque de Kafka avec la montée du nazisme en Allemagne, entre dans une aire sombre que rien ne semble enrayer. Pensé comme un dernier sursaut avant que tout espoir disparaisse, ce cauchemar éveillé, cette rêverie amère, quasi-psychédélique, réveille nos esprits engourdis par trop d’illusions. Obsédant, captivant, déroutant !

Par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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Procès de Krystian Lupa d’après le Procès de Franz Kafka
Odéon – théâtre de l’Europe
Place de l’Odéon
75006 Paris
Jusqu’au 30 septembre 2018
Du mardi au samedi à 19h et le dimanche à 15h
Durée 5h environ avec entractes

Mise en scène, adaptation, scénographie et lumières de Krystian Lupa assisté de Radoslaw St
Traduction de Jakub Ekier
Avec Bożena Baranowska, Bartosz Bielenia, Maciej Charyton, Małgorzata Gorol, Anna Ilczuk, Mikołaj Jodliński, Andrzej Kłak, Dariusz Maj, Michał Opaliński, Marcin Pempuś, Halina Rasiakówna, Piotr Skiba, Ewa Skibińska, Adam Szczyszczaj, Andrzej Szeremeta, Wojciech Ziemiański, Marta Zięba, Ewelina Żak, Agnieska Zgieb & Gabriel Tamalet
Costumes de Piotr Skiba
Musique de Bogumil Misala
Vidéo et collaboration à la lumière : Bartosz Nalazek
Animations Kamil Polak
Maquillages & coiffures de Monika Kaleta

Crédit photos © Magda Hueckel

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