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Le Radeau de la Méduse, le naufrage de l’innocente humanité

Aux Ateliers Berthier, Thomas Jolly fait voguer les comédiens du TNS sur le singulier et funeste Radeau de la Méduse.

Dans un monde en guerre, une poignée d’enfants dérive sur un océan furieux. Livrés à eux-mêmes, condamnés à une errance funeste, ils se raccrochent à leurs dernières illusions, miment le monde des adultes quitte à perdre leur dernière part d’humanité. Tout en délicatesse et contraste, Thomas Jolly et les élèves du TNS donnent à la pièce noire de Georg Kaiser un souffle lyrique. Fascinant !

Un bruit sourd de tempête gronde au loin. Un vent gonfle la sombre voile, noire, soyeuse qui cache la scène au regard des spectateurs. Il porte dans un souffle, une voix d’enfant, une voix d’outre-tombe qui se décide à rompre le silence, à raconter sa sombre histoire. Le rideau se lève sur une scène apocalyptique. La Seconde Guerre mondiale bat son plein. Alors que l’Angleterre vit aux rythmes de bombes qui pilonnent Londres, un navire, transportant des enfants loin de ce chaos, est pris en chasse par l’ennemi. Tandis qu’un écran noir conte le triste sort de ce bateau, derrière un épais brouillard, une famélique embarcation apparaît. Dérivant sur des flots imaginaires, elle est l’un des rares canots de sauvetage qui a pu échapper au naufrage.

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Collés les uns aux autres, des corps inertes se distinguent sur cette carcasse de bois. Les uns après les autres, les douze enfants, qu’un miracle semble avoir préservés de la noyade se réveillent. Visages blancs, marqués à la suie, regards hagards, ces ombres survivantes s’organisent. Si dans un premier temps, l’équité, la fraternité et l’entraide dominent, très vite, les relations se tendent, l’ambiance se cristallise. La découverte d’un passager clandestin, un très jeune garçon aux cheveux roux, change la donne, modifie les perceptions. Les croyances de chacun, celles qu’on leur inculque depuis leur plus jeune âge, viennent pervertir les rapports. D’un côté, la belle Anne (épatante Emma Liégeois) cache sous ses airs puritains et sa morale toute chrétienne, une âme d’airain, noire, cynique et machiavélique. De l’autre, le doux et rêveur Allan (fascinant Rémi Fortin) est plus prosaïque, plus empathique plus humain. Entre les deux, une étrange et passionnelle alchimie opère, entre amour et incompréhension.

Bouleversé par cette guerre sanglante qui n’en finit pas, Georg Kaiser s’inspire d’un terrible fait divers – le torpillage d’un bateau rempli d’enfants – pour mettre en exergue la cruauté abjecte et fourbe de la nature humaine dans une pièce effroyablement noire, terriblement désespérée. Avec précision et minutie, dans un style lapidaire, pessimiste, l’auteur s’attaque au fondement de nos sociétés, à leurs dogmes, à leurs lois divines qui façonnent nos comportements, nos pensées, pour mieux en dénoncer la vacuité, la perversité. De sa vision lucide sur le monde qui vacille autour de lui, tel un chirurgien de l’âme humaine, il dissèque un par un les mécanismes idéologiques et doctrinaux qui mènent au fascisme, au totalitarisme et que l’on plante dès le plus jeune âge dans l’esprit des enfants.

En homme de théâtre, préférant les tréteaux à l’artifice, s’attachant aux jeux bruts des comédiens plus qu’aux artifices qui alourdiraient un propos déjà particulièrement dense, Thomas Jolly s’empare de ce conte philosophique pour en souligner toute la noire malice, toute la sombre sagacité. Jouant sur les clairs-obscurs, les intensités différentes de lumières, il nous plonge dans un univers onirique baroque et romantique dont il a le secret et qui n’est pas sans rappeler le tableau de Géricault, qui a donné son nom à la pièce.

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Si on peut regretter que l’atmosphère soit plombée par un texte emprunt de religiosité exacerbée et par une mise en scène ingénieuse et sobre qui en accentue l’effet, il ne faut pas oublier que ce stratagème est nécessaire pour montrer à quel point nos âmes sont très tôt manipulées par des principes religieux à géométrie variable. En dénaturer l’essence est un mal nécessaire permettant de sauvegarder les apparences et nos bonnes consciences quels que soient les actes répréhensibles et odieux que l’on commette.

Totalement captivé par la beauté singulière de la scénographie imaginée par Heidi Folliet et Cecilia Galli, qui s’inscrit parfaitement dans l’univers de Thomas Jolly, le public se laisse emporter par les flots furieux, séduire par le jeu lyrique, un brin suranné, d’une troupe de jeunes comédiens totalement habités par leurs personnages. Saisi par l’étrange écho de cette pièce avec l’actualité brûlante qui frappe l’Europe, crise des migrants, repli sur soi, montée des extrémismes, on se laisse totalement submerger par ce moment de théâtre intense et vibrant. Bravo !

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


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Le radeau de la Méduse de Georg Kaiser
Ateliers Berthier – Odéon – théâtre de l’Europe
1, rue André Suarès
75017 Paris
Jusqu’au 30 juin 2017
Du mardi au samedi 20h et le dimanche 15h
Durée 1h45

Texte de Georg Kaiser
traduction de l’allemand Huguette et René Radrizzani (éditions Fourbis, 1997)
mise en scène Thomas Jolly avec la collaboration de Mathilde Delahaye et Maëlle Dequiedt
avec Youssouf Abi-Ayad, Éléonore Auzou-Connes, Clément Barthelet, Romain Darrieu, Rémi Fortin, Johanna Hess, Emma Liégeois, Thalia Otmanetelba, Romain Pageard, Maud Pougeoise, Blanche Ripoche, Adrien Serre
scénographie d’Heidi Folliet et Cecilia Galli
costumes, maquillages et coiffures d’Oria Steenkiste
Accessoires : Léa Gabdois-Lamer
lumière de Laurence Magnée
vidéo et effets spéciaux de Sébastien Lemarchand
composition musicale de Clément Mirguet
son d’Auréliane Pazzaglia
Plateau et machinerie de Marie Bonnemaison et de Julie Roëls
Régie générale : Marie Bonnemaison
Spectacle créé avec l’accompagnement artistique de La Piccola Familia Thibaut Fack (scénographie), Clément Mirguet (son) et Antoine Travert (lumière).

Crédit photos © Jean louis Fernandez

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