Alexandra Badea, exploratrice des récits manquants

A la Colline, Alexandra Badea continue son devoir de mémoires et revient sur le massacre du 17 octobre 1961.

A la colline-Théâtre national, après Avignon et avant une tournée nationale, l’autrice et metteuse en scène d’origine roumaine, récemment naturalisée française, Alexandra Badea, artiste compagnon de la Comédie de Bethune, éclaire de sa plume précise, clinique, presque scientifique, les zones d’ombre de l’histoire algérienne, du massacre du 17 octobre 1961. Questionnant l’identité nationale, la notion de partie et d’appartenance, elle continue son devoir de mémoire et creuse les récits tus, dérobés de son pays d’adoption. 

Le temps est lourd. L’orage menace. Sur la terrasse, où Alexandra Badea nous a donné rendez-vous, des parasols sont notre seule protection contre les gouttes qui s’écrasent mollement sur le sol. A l’image du deuxième volet de sa trilogie Points de non-retour, le ciel s’est mis au sombre, à la tragédie. Toutes les nuances de gris, menaçantes ou plus clémentes, se mettent au diapason de ces récits manquants de notre histoire, qui nous empêchent d’avancer, de nous reconnaitre dans la politique de notre patrie. 

Née à Bucarest en Roumanie, la fillette n’a jamais été une spectatrice de théâtre. Son désir de planches, de coucher sur du papier des mots, des histoires est venu bien plus tard, par un curieux concours de circonstances. « Quand j’ai décidé de passer le concours de mise en scène au conservatoire de Bucarest, confie-t-elle, ce n’était pas tant le rendu qui m’intéressait, mais plutôt le besoin viscéral d’exprimer quelque chose, de me libérer de mes ombres, de parler de cette douleur sourde qui m’habitait. Je n’arrivais pas à nommer cet état, ce spleen, cette incapacité à s’adapter. Comme tout adolescent, la puberté me traversait, attisant une certaine colère, une sorte de mal-être. » 

Alexandra Badea n’a que neuf ans quand la dictature tombe, que le régime bascule de l’autoritarisme soviétique au capitalisme à outrance. « J’ai grandi enfermée dans une éducation stricte, un carcan, se souvient-elle.Et du jour au lendemain tout vacille, on change violemment de paradigme. Il fallait que je réagisse à cela, que je trouve un moyen de formuler à ma manière mon ressenti. D’une formation scientifique, j’ai basculé dans l’artistique alors qu’on m’a toujours dit que je n’avais pas de talent pour cela. » Volontaire, pugnace, la jeune femme ne s’en laisse pas compter. Elle persiste. Ayant découvert le théâtre par l’envers du décor – visite des coulisses mitoyennes de l’école où elle étudiait, rencontre avec les habilleuses, les costumières, etc. – , elle est tout de suite fascinée par ce petit monde qui s’agite, qui crée des histoires , répète des textes du répertoire, invente d’autres mondes. Il n’en fallait pas plus pour qu’elle tente sa chance. « L’examen réussi, explique-t-elle, le cursus au conservatoire dure cinq ans durant lesquels on est suivi par un maitre. Le système éducatif est un mix entre l’allemand et le russe. Le principal avantage, c’est que l’on pratique très vite. On est mis dans le bain, on travaille très tôt avec des comédiens. On ne reste pas dans le théorique. C’est très formateur. »

Les cours terminé, Alexandra Badea quitte son pays natal pour la France. « Mon père est un scientifique reconnu, raconte-t-elle. Travaillant beaucoup avec de nombreuses institutions européennes et notamment françaises. Dès que j’ai eu douze ans, avec ma mère nous l’accompagnions. Pendant qu’il allait à des rendez-vous, des colloques, on visitait. C’était nos vacances. C’est comme cela que j’ai découvert l’art contemporain, que je suis allée à la Comédie Française. Très rapidement, je me suis attachée à ce pays. C’est tout naturellement donc que je m’y suis installée. » Se documentant, cherchant à combler certaines lacunes qu’elle n’arrivait pas à définir, la jeune femme reprend ses études, s’inscrit à un DEA. « C’est en rédigeant ma thèse sur le théâtre minimaliste, confie-t-elle, que j’ai commencé à écrire, à y trouver un plaisir, une délivrance. Peu après, j’ai commencé à fréquenter des comédiens. Tout naturellement, des projets de spectacles sont venus, les premiers textes ont suivi. »

Installée définitivement à Paris, Alexandra Badea aime son côté cosmopolite, cette possibilité d’y rencontrer des gens venus d’ailleurs, d’autres horizons. « Ayant grandi dans un pays despotique, fermé, explique-t-elle, j’avais un sentiment de claustrophobie qui me collait à la peau. J’avais l’impression que la culture roumaine était monolithique – ce qui n’est absolument pas le cas, elle a juste été lissée par cinquante ans de communisme – , je fantasmais sur le fait d’avoir des ancêtres étrangers. La vie en France était un moyen de renouer avec ce besoin d’habiter une espace multiculturel. » Curieuse, passionnée, la jeune femme lit beaucoup. Elle cherche un texte à adapter, à mettre en scène. Rien ne lui plait vraiment. Soit c’est la forme, soit c’est le fond qui ne va pas. « Les sujets qui me tenaient à cœur explique-t-elle, je ne les trouvais nulle part, traités comme je le voulais, le souhaitaisPuis cela faisait trois ans que j’étais à Parisj’avais le besoin de me raccrocher à une culture, d’appartenir à un groupe. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré cette femme qui m’a contée l’histoire de sa famille et à qui j’écris une lettre au début de spectacle, Points de non-retour (Quais de seine). » 

Dans ce questionnement sur l’identité, sur l’appartenance, Alexandra Badea puise la matière première de ses récits, de ses pièces. Partant de faits réels, elle raconte des parcours de vie, livre sa propre histoire. « Venant d’être naturalisée française, souligne-t-elle, j’ai dû interroger ma conscience sur ma capacité à assumer l’histoire d’un pays, tant sa grandeur, que ses parts d’ombre. J’ai choisi de prendre mes responsabilités, d’être responsable, de raconter ces récits manquants qu’on aimerait oublier. Pour réparer, corriger, s’identifier pleinement, il faut reconnaitre autant les hauts faits, que les atrocités. » Après sept ans où elle s’est éloignée du plateau pour se consacrer exclusivement à l’écriture, sept ans de réflexions, de doutes, liés notamment à la dureté de monter des projets, la difficulté de trouver des productions pour faire vivre une compagnie, l’autrice-metteuse en scène secouée par les attentats, s’est remise à écrire pour mettre en scène, à plonger dans le passé pour éclairer l’avenir. Évoquant le massacre de tireurs Sénégalais à Dakar dans Thiaroye, premier opus de sa trilogie Points de non-retour, un sujet qui a particulièrement touché les lycéens venus voir la pièce dans le cadre d’un travail sur le territoire éducatif autour de la Colline-Théâtre national, car elle raconte une histoire intime, celle de leurs grands-parents, Alexandra Badea se penche sur des vies abimées, secouées, volées par le massacre du 17 octobre 1961, où plusieurs algériens ont été battus à mort suite à une répression policière.

S’inspirant de l’essai de Jean-Luc Einaudi qui compile de nombreux récits de survivants, de témoins, l’autrice-metteuse en scène creuse la veine de ces récits manquants. Travaillant en étroite collaboration avec les comédiens, elle leur donne vie, en dessine les contours, en imagine les tenants et aboutissants. Puisant ça-et-là des instants de vies singulières, universelles, elle évoque un bien triste épisode de l’histoire contemporaine française, pour que plus jamais il ne soit dissimulé. « C’est très singulier, confie-t-elle, je m’inspire beaucoup de drames, de massacres. C’est un cycle. J’avais le besoin d’évacuer quelque chose de noir en moi. Quand j’aurais fini le troisième volet consacré aux enfants de la Creuse, ces jeunes réunionnais qui, de 1963 à 1982, sous couvert d’adoption, ont servi de main d’œuvre gratuite, je ressens l’envie de collaborer avec d’autres artistes, d’aller vers des choses plus légères aussi. Je rêve d’un spectacle solaire avec une distribution internationale où plusieurs langues seraient parlées sur le plateau. »

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


Points de non-retour (Quais de seine) d’Alexandra Badea
Création au Festival d’Avignon 2019
Jusqu’au 1er décembre 2019 à la Colline -Théâtre national
du 4 au 7 décembre 2019 à la Comédie de Bethune
les 22 et 23 janvier 2020 au Lieu Unique, Nantes
le 3 février 2020 au Gallia Théâtre, Saintes
le 6 février 2020 à la Scène nationale d’Aubusson
du 12 au 14 mai 2020 à la Comédie de Saint-Étienne
le 1er juin 2020 au Sibiu International Theatre Festival – Roumanie 

Crédit portraits © Richard Schroeder / Crédit photos © Christophe Raynaud de Lage

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