Simone Mousset © Sven Becker

Simone Mousset :  « Je voulais forger un mythe pour interroger le pouvoir »

Dans The Great Chevalier, présenté aux jardins de l’ancien Carmel, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre du Train Bleu à Avignon, la chorégraphe invente un ballet folklorique luxembourgeois fictif. Elle y interroge avec humour et vertige les notions de pouvoir, d’identité et de mémoire collective. Entretien.
Quelle est la genèse du projet ?

Simone Mousset : Je viens du ballet classique et de la danse contemporaine, mais j’ai toujours été très intéressée par les danses folkloriques et par la danse de caractère. La première compagnie que j’ai intégrée a été La Caracalla Dance Theatre, au Liban – la plus grande compagnie de danse folklorique et moderne arabe. J’ai aussi fait des stages avec le Virsky Ukrainian National Folk Dance Ensemble, puis d’autres en Russie. Ces expériences m’ont beaucoup marquée. D’abord parce que le folklore est un outil politique, un moyen de propager l’image de ces pays dans le monde, mais aussi parce que les artistes qui participent à ces spectacles se sentent de véritables porte-paroles de leur pays. Ils vivent cette expérience de manière existentielle et profonde ; la danse est inséparable de leur identité.

© Sven Becker

J’ai été frappée par la manière dont leur pays faisait partie de leur identité, et par la fierté qu’ils en retiraient. La devise qui accompagne le blason du « Ballet national folklorique du Luxembourg » s’inspire d’ailleurs d’une phrase du directeur du Virsky : « C’est grâce à notre compagnie que le monde a rencontré l’Ukraine. » J’ai eu aussi une expérience en Algérie où l’on pouvait ressentir l’enthousiasme et la fierté des spectateurs – une énergie presque agressive. Et en un sens, ça m’a aussi effrayée.

Comment est née l’idée de ce ballet folklorique du Luxembourg ?

Simone Mousset : À mon retour au Luxembourg, on m’a demandé de créer une pièce autour des danses folkloriques luxembourgeoises – souvent simples, anecdotiques, et parfois même empruntées à des régions limitrophes comme l’Alsace, faute de traces authentiques. J’ai trouvé amusant que l’on doive « s’inventer » un folklore. Puis, mon désir de forger un mythe est déjà en soi un acte politique.

Dans ce pays si petit, on parle souvent du « complexe de la minorité » : on croit ne pas posséder de patrimoine culturel fort, alors on s’accroche à la moindre bribe de mémoire. Je me suis donc dit : « Si le Luxembourg veut tant un héritage culturel, je vais lui en offrir un. » J’ai imaginé à quoi ressemblerait une énorme machine chorégraphique prête à conquérir le monde – un prétexte pour questionner la relation au pouvoir, à la nationalité et à la construction identitaire. Je ne cherche pas à dire si c’est bien ou mal, je cherche la nuance. Il ne s’agit pas de lutter contre un dogme pour le remplacer par un autre. Aller dans le fantastique et l’imaginaire me permet d’élargir ces questions dans toute leur complexité.

Le ton est décalé, parodique. Comment avez-vous construit ce personnage totalement fantasque, presque clownesque ?
© Sven Becker

Simone Mousset : Il naît du désir très humain – que beaucoup d’entre nous partagent – d’être proche du pouvoir, de prendre le pouvoir. Le personnage est né de nos conversations avec Louis, mais aussi de mon propre désir, conscient, en tant qu’artiste, de succès et de reconnaissance, et de la manière dont cet instinct peut me dévorer. J’aime faire face à mes peurs existentielles, m’en moquer et les parodier. Nous avons aussi nourri ce personnage de figures rencontrées au fil de nos carrières ; c’était libérateur de digérer, par la création, ces expériences.

Vous passez par l’humour pour évoquer la danse contemporaine, ses travers, ses grandes figures. Pourquoi ce choix ?

Simone Mousset : C’est un processus, une manière de digérer l’horreur des choses. L’humour me permet de me distancier, de prendre une approche légère, de me libérer, alors que dans la vie, les choses me touchent beaucoup. Je suis chorégraphe, mais en même temps, je m’interroge souvent sur le « pourquoi danser ? » Il me semble que la danse peut raconter beaucoup de choses, et j’aime l’intégrer dans des mondes et des récits qui reflètent des réalités qui m’effraient.

Le monde de la danse est une matière très drôle, et mes mondes à moi – mes pièces – sont souvent inspirés par le monde de la danse et les personnages et dynamiques qui l’habitent. Quant à l’évocation des grandes figures, c’est l’une des couches du spectacle, mais il y a aussi autre chose derrière ce chorégraphe mégalomane : ça parle surtout de la nécessité d’être vu, de contrôler, un besoin si présent dans les discours nationalistes actuels.

Comment s’est faite la rencontre avec Louis Chevalier ?
© Marion Dessard

Simone Mousset : Je cherchais un interprète pour une reprise de rôle de La Passion d’Andrea 2 au CCN de Nantes. Erika Hess et Ambra Senatore m’ont conseillé de rencontrer ce jeune danseur, et il a intégré la pièce. C’est beau quand les gens te suggèrent des personnes qui résonnent avec ton univers – et ça a très bien marché.

Peu après, on m’a commandé une création pour la Nuit des Musées 2023 au Musée national, autour d’un tableau du XVIIIᵉ siècle. Le budget ne permettait qu’un seul interprète ; j’ai alors imaginé la « danse du pigeon », inspirée du tableau – le retour, pour moi, du Ballet folklorique. Le rôle du directeur ne pouvait pas être le mien : Louis s’est imposé. Tout s’est enchaîné naturellement ; son allure de « prince blond » et notre coup de cœur artistique ont fait le reste. Il avait beaucoup à donner dans son travail d’interprète, et je voulais explorer ces couleurs avec lui. C’était autant l’idée que le désir de créer cela avec lui.

Et comment avez-vous travaillé ensemble ?

Simone Mousset : Après cette petite création pour la Nuit des Musées, nous avons recommencé à zéro, avec beaucoup d’improvisations. Je lui ai demandé d’apporter les musiques préférées de ce personnage fictif de M. Chevalier, ses objets fétiches, son portrait favori. Je voyais toutes les disciplines qu’il était capable d’explorer : danse, musique, jeu. Rapidement, j’ai voulu que la pièce devienne la présentation d’un directeur se perdant dans son propre discours fascisant, jusqu’à l’effondrement de son monde.

Nous avons écrit le texte ensemble – un exercice ardu pour moi, mais nourri d’une collaboration très étroite. Bien sûr, Lou Cope, ma dramaturge, intervenait hors résidence ; néanmoins, Louis et moi avons véritablement construit la pièce à deux.


The Great Chevalier de Simone Mousset
Jardins de l’ancien Carmel – Théâtre du Train Bleu Festival Off Avignon
du 5 au 24 juillet 2025 – relâches les 11, 15 et 18 juillet 2025
à 17h00 
Durée 50 min

Fondatrices du Ballet National Folklorique du Luxembourg – Josephine et Claudine Bal
Direction artistique du Ballet National Folklorique du Luxembourg – M. Chevalier
Codirection – Simone Mousset
Dramaturge de la compagnie – Lou Cope
Musiques historiques composées et enregistrées – Maurizio Spiridigliozzi
Scénographie (élément) – Mélanie Planchard, en collaboration avec Simone Mousset et Lewys Holt
Présentation – Louis Chevalier, avec la participation de Simone Mousset

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