En guise de préambule, une voix off rompt le silence et des mots à peine distincts s’affiche sur le mur noir du fond de scène. Ici, pas question de polémique ou de débat vain, mais plutôt de vies qui s’entrecroisent, des destins parallèles et bien évidemment d’histoires d’amour. Sur le plateau, des cartons de toute taille remplissent l’espace. Assis sur l’un deux, Lamine Diagne évoque son emménagement dans un immeuble sans histoire ou en apparence tout le monde se respecte.
Assez vite, il devient ami avec Raymond (Dikoumé), qui habite au cinquième. Entre eux tout est fluide, les discussions vont bon train. L’un est écrivain, l’autre comédien. Tous deux sont noirs, français, et d’origine africaine. L’un est métis, sa mère est française, son père sénégalais. L’autre est né en France de parents camerounais. La soirée débute comme une conversation tranquille entre copains. Mais une descente à la cave de l’immeuble, en quête d’une bonne bouteille, va tout faire basculer.
Deux trajectoires qui se dévoilent
Enfermés par mégarde, les deux hommes vont, jusqu’à l’aube, dérouler le fil de leur histoire. Leurs récits s’entrecroisent et composent un dialogue intime autour de la nationalité, de l’appartenance, des représentations. L’un, parfaitement intégré, affirme n’avoir jamais souffert de rejet – même s’il réalise qu’enfant, qu’il était souvent seul, dans tous les sens du terme. L’autre, excédé, ne supporte plus d’avoir à prouver sans cesse que son pays, c’est ici. Et il rêve de jouer Hamlet, d’en finir avec les clichés.
Sur scène, grâce à la mise en scène fluide de Jessica Dalle, les fantômes du passé resurgissent, les oubliés des récits officiels visibles. Un père disparu, effacé par une belle-famille “bon chic bon genre”, enrichie grâce au colonialisme en pillant les ressources. Une grand-mère griotte, un oncle conteur, un aïeul tirailleur sénégalais. Autant de figures qui traversent l’histoire de la France et de l’Afrique, que le spectacle fait émerger sans pathos ni colère, mais avec une volonté claire : comprendre d’où l’on vient, et pourquoi cela pèse tant.
Un théâtre sensible et politique, sans démonstration
En croisant leurs récits de vie, les deux artistes explorent avec humanité les blessures invisibles du colonialisme et les traces qu’il continue de laisser dans les corps et les esprits. Le geste théâtral est souple, hybride, et se déploie avec aisance. Il mêle fiction et réalité. Et surtout, il déplace les regards. Il pousse le spectateur à repenser son rapport à l’autre, à la différence, à la norme.
C’est drôle et douloureux à la fois sans que cela devienne jamais pesant. Les images sont belles, le final puissant, même s’il manque un peu de souffle dans la narration pour totalement emporter. Mais ce que les deux comédiens font résonner – en creux et à pleine voix – reste longtemps en mémoire, ouvre des brèches dans nos visions encore trop occidentales du monde. Le message passe sans heurts et sans jamais que l’autre ne se sente coupable.
Francé de Lamine Diagne et Raymond Dikoumé
L’Énelle – Compagnie Lamine Diagne
Théâtre des Halles – Festival OFF Avignon
5 au 26 juillet 2025 – relâches les mercredis 9, 16 et 23 juillet 2025
à 11h
Durée 1H15
avec Lamine Diagne et Raymond Dikoumé
Mise en scène de Jessica Dalle
Aide à la dramaturgie – Éric Maniengui
Son, vidéo et sound design – Éric Massua
Lumière de Thibault Gaigneux
ressources archives – Matthieu Verdeil et Emmanuelle Yacoubi