Voix douce, chantante, Youness Aboulakoul parle de son parcours comme on évoque une matière longuement pétrie. « Je me sens proche de l’artisan face à sa matière », dit-il avec simplicité. Rien d’étonnant, l’artiste a grandi dans une famille d’ouvriers du textile à Casablanca. Sa mère, brodeuse, travaillait avec patience et minutie, fil après fil. Son père, ouvrier dans une usine, domptait les machines à tisser. Dans la maison familiale, les motifs géométriques se multipliaient sur les murs, les coussins, les rideaux, « ce monde a silencieusement façonné mon regard plastique et la manière d’ourdir et tricoter le corps dans l’espace. » Et surtout, il y avait ce son — lancinant, hypnotique — des ,métiers à tisser.
« Je crois que ces sons ont façonné mon écoute. Le bruit de la machine à répétition, c’est comme un motif rythmique de basse continue dans mon imaginaire. À force de l’entendre, tu découvres d’autres nuances, des détails. Comme dans la musique électronique que je compose. » Car Youness aboulakoul est aussi compositeur, passionné de textures sonores autant que de physicalité.
Une trajectoire autodidacte
Né en 1987, il découvre très jeune la danse hip-hop, puis les danses traditionnelles marocaines, qu’il pratique au sein d’une troupe au conservatoire de Moulay Rachid à Casablanca. À peine adolescent, il foule déjà les scènes. « Mon premier contrat en tant qu’interprète, c’était avant mes 16 ans. Mes parents ont signé à ma place. Je crois qu’à partir de ce moment-là, j’ai su que c’était là que je voulais être : sur scène. »
Il n’est pas passé par une école. « J’ai appris dans la pratique, au contact direct du métier. J’ai toujours cherché à me déplacer, à me laisser façonner par chaque projet. » De la danse hip-hop à la danse contemporaine, des rythmes populaires marocains à la recherche plastique la plus abstraite, son corps devient archive vivante.
Habité par les rencontres
Interprète depuis plus de vingt ans, Youness Aboulakoul a dansé pour Christian Rizzo, Olivier Dubois, Bernardo Montet, Radhouane El Meddeb, Ambra Senatore, Filipe Lourenço ou encore Khalid Benghrib. « Je porte des traces de toutes ces écritures. Il y a l’incisivité d’Olivier, l’éthéréité de Christian, la visceralité de Bernardo… Tout ça, c’est là, en moi. chaque rencontre m’a déplacé. M’a appris. M’a nourri. Je porte en moi une identité multiple, comme une tapisserie tissée de fils contrastés, d’héritages entremêlés, de gestes transmis et transformés. Cette pluralité ne m’habite pas seulement, elle me définit et forge mon écriture. »
En 2018, il fonde sa compagnie Ayoun. Deux ans plus tard, il crée Today is a Beautiful Day, un solo intense, premier volet d’une trilogie consacrée à la question du corps et de la violence qu’il traverse. « Je me demandais : comment tient-on encore debout, face à la violence qui nous entoure ? » Cette interrogation intime, viscérale, devient le socle d’une démarche artistique qui embrasse la danse, la musique, les arts visuels. Suivront Mille Miles, puis le dernier volet de la trilogie Ayta, qui vient clore ce triptyque.
Ayta, un chant debout
Le mot est lourd d’histoire. Ayta, c’est un genre musical marocain porté historiquement par des figures féminines. Un chant de résistance, souvent transmis de manière orale, parfois clandestine, mais toujours vibrant. « Dans l’histoire coloniale du Maroc, l’Ayta servait à faire passer des messages de révolte. Ce sont des chants qui parlent de justice, de société, de vie. »
Dans la pièce, qu’il présente cet été à Avignon dans une version courte et épurée, il n’y a pas de scénographie, pas de lumière, juste les interprètes. « Le choix de ne mettre que des femmes au plateau s’est imposé. Mais c’est nullement le sujet de la pièce. Elles se tiennent debout pour toi, pour moi, pour le monde. Le sujet, c’est cette voix enfouie en nous qui résiste, cette verticalité de l’âme que l’on cherche à garder. »
Le spectacle s’inscrit aussi dans une exploration plastique et sonore. « Quand j’ai conçu la scénographie, j’ai voulu que l’espace lui aussi soit plié, sous pression. Comme si le corps devait se battre contre un espace tordu. À Avignon, il n’y aura pas de décor. Mais la mémoire du pli, elle, restera. Et je suis curieux de voir comment le corps réagira. »
Tisser de nouveaux liens
Depuis Paris, où il vit et travaille, Youness Aboulakoul entame une nouvelle trilogie, cette fois centrée sur ce qui relie les uns les autres « Je veux explorer les gestes qui nous mettent en lien. Ce qu’il en reste aujourd’hui, avec les bouleversements que traverse notre monde. Et ce qu’on peut réinventer ensemble. »
Toujours animé par une soif de recherche, il nourrit ses créations de lectures philosophiques, de cinéma, de peinture. « Je pars d’une question. Puis d’un geste. Et je cherche comment ça peut exister dans le corps, dans le son, dans l’espace. Je rêve. Et je tisse. »
Programme #1
La Belle Scène Saint-Denis – Festival Off Avignon
9 AU 13 JUILLET À 10H