Comment est née cette idée d’un Festival de Tragédies en plein air à Nice ?
Muriel Mayette-Holtz : C’était dans mon projet dès mon arrivée. Je rêvais d’un théâtre sous les étoiles. Jouer la tragédie face au ciel, c’est convoquer une forme de verticalité sacrée. En mai 2019, à Syracuse, j’ai mis en scène Les Troyennes d’Euripide devant cinq mille personnes. L’expérience m’a à jamais marquée, elle était sensorielle et spirituelle… C’était hors du commun. Il y a deux ans, après que le CDN a investi l’ancienne église des Franciscains, quand le maire nous a confié en période estivale les arènes de Cimiez, une ancienne arène romaine cernée d’oliviers, j’ai su que ce lieu était fait pour ça.
Ella Perrier : C’est un vrai pari. Il fallait oser. L’an dernier, pour la première édition, certains restaient perplexes : de la tragédie ? En plein air ? À Nice ? Résultat : 95 % de taux de remplissage sur trois semaines, malgré une météo pas toujours clémente. Mais même la pluie a sublimé les spectacles… Les artistes, les équipes, le public, tout le monde a joué le jeu.
Justement, quel est le cœur de ce festival ? Quelle vision portez-vous ensemble ?
Muriel Mayette-Holtz : La tragédie, c’est notre capacité à affronter l’inéluctable, le moment de bascule. La mort, bien sûr, mais aussi les virages irréversibles de l’existence. Alors certes, cela peut nous faire peur. Mais le théâtre est là pour mettre à distance, dans les mains du poète, ce que nous ne savons pas nommer. Et distancier sans être élitiste ! La tragédie est populaire. Racine, Eschyle, ce sont nos racines.
Ella Perrier : On essaie d’ouvrir les horizons. L’an dernier, on a présenté Phèdre, Andromaque, mais aussi des textes contemporains. Cette année, on tisse un lien, autour de notre relation à la Mer. Muriel (Mayette-Holtz) monte Le Vieil Homme et la mer d’Ernest Hemingway, adapté par Félicien Juttner. Une œuvre qui entre en dialogue avec Abysses de Davide Enia, mise en scène par Alexandra Tobelaim, qui aborde la Méditerranée comme tragédie contemporaine.
Et le choix d’ouvrir avec Hemingway, pourquoi ?
Muriel Mayette-Holtz : Pour l’acteur d’abord, Laurent Prévôt, comédien de la troupe. Quand j’ai relu le roman, c’était pour moi une évidence. Mais aussi parce que ce texte, plus je le travaille, plus je le trouve génial. C’est une tragédie moderne. Le héros lutte seul, en mer. Gagne-t-il contre son poisson ? Perd-il contre les requins ? Ce doute est magnifique.
Et il va ainsi jusqu’au bout de sa quête. Il réussit ce qu’il avait entrepris, avant d’être emporté par la tragédie. La langue est sublime, sensuelle, tendue. On a fait le pari d’un récit à deux voix, avec ce personnage de Manolin, le jeune garçon qui raconte. C’est pour moi une histoire transmise, une initiation. Une célébration du héros. Et dans ce festival, on aime les héros, même vaincus.
Y a-t-il une ligne artistique ou dramaturgique précise ?
Muriel Mayette-Holtz : On cherche des spectacles capables d’affronter la nudité du dehors, sans les artifices des scénographies intérieures. Ceux qui acceptent de jouer sur la pierre brute, au milieu des oliviers. C’est un défi, et ceux qui le relèvent magnifient leurs spectacles. L’an dernier, Stéphane Braunschweig avait hésité à présenter son Andromaque, car il devait l’amputer d’une partie de la scénographie. Finalement, le résultat était bouleversant.
Ella Perrier : Ce qui habite la programmation, c’est l’idée de pouvoir faire des ponts entre les œuvres et les mises en scène. Cette année, Robin Renucci vient avec sa version de Phèdre, très différente de celle de Muriel : là où l’une interrogeait le désir, lui parle du pouvoir. Ça donne une profondeur au festival, une mémoire en mouvement. L’Iliade de Pauline Bayle entre en résonance avec Portrait de famille, une histoire des Atrides de Jean-François Sivadier.
Au-delà des spectacles, vous proposez aussi lectures, procès, concerts…
Muriel Mayette-Holtz : Être le plus éclectique possible et faire découvrir de nouveaux textes, c’est aussi ce qui nous anime. Pour cette deuxième édition, nous proposons une lecture du Feuilleton d’Artémis de Muriel Szac, qui raconte la mythologie comme on raconte une histoire le soir aux enfants. Je souhaitais aussi présenter Bord de mer de Véronique Olmi, un roman bouleversant sur une mère au bord du gouffre. Et chaque fin de festival – de la même façon que tous les samedis en saison – nous organisons le procès des grands personnages. Après Néron l’an dernier, acquitté par le public (!), ce sera autour de Narcisse cette année, où je jouerai Agrippine.
Ella Perrier : On s’amuse tout en faisant œuvre. Et ça marche. Le public revient, curieux. Les jeunes surtout. Des lycéens, des étudiants, qui s’arrêtent une fois et reviennent la semaine suivante. Ça devient un rendez-vous, une expérience ; et ça, c’est très précieux.
Ce festival, vous le voyez comment dans les années à venir ?
Muriel Mayette-Holtz : On espère bien sûr qu’il grandisse, qu’il rayonne sur le territoire niçois. Peut-être jouer à la Villa Kérylos, à la Turbie, sous le trophée d’Auguste, et dans d’autres lieux antiques de la région ? La tragédie a besoin d’air. Et nous voulons continuer à en faire une fête poétique, une élévation, parce qu’au fond, on sent que c’est ce que les gens désirent : du mystère, du sens, de la beauté.
Ella Perrier : Un festival, c’est un souffle. Le théâtre doit sortir de ses murs. Tant mieux si l’été niçois devient une saison pour la tragédie. Nous, on y croit. Passionnément.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Nice
Le Festival de Tragédies
TNN – Théâtre national de Nice
Arène de Cimiez
du 18 juin au 5 juillet 2025