Le spectacle n’a pas commencé que tout est déjà là. La violence sexiste, la femme objectivée, ce bruit assourdissant qui gronde, entête et enfle, auquel on ne peut échapper. Le mal est fait. Le viol est, comme le dit et répète Carolina Bianchi, une mort dans la vie. Alors, comment renaître ? Comment passer outre, et ne plus être obsédée par la fascination morbide, viscérale et charnelle que procure cet acte de domination ?
La scène comme tribune radicale

Poursuivant en chercheuse, son étude sur les comportements masculins et la brutalité misogyne qui leur est fatalement associée – qui régit les liens sociaux et nourrit l’art sous toutes ses formes – l’autrice et performeuse se fait conférencière. Habillée en smoking noir de maître de cérémonie, les 500 pages de sa thèse à la main, elle déploie son argumentaire. Accompagnée de ses sept « boys », elle chante, danse, se met en situation. Rien ne l’arrête. Pas de pudeur, pas de faux-semblants : seuls le vrai, le réel, le vécu ont droit de cité. « La honte doit changer de camp. » en marquant les esprits et en ancrant la violence dans la chair des spectateurs Son corps nu, offert en pâture, est son choix assumé, son acte fondateur.
La matière est dense. L’art comme la vie, est à la fois empli et constitué de cette violence sexiste, de cette domination de l’homme sur la femme. Du viol de Lavinia dans Titus Andronicus de Shakespeare à l’enlèvement de Perséphone par Hadès, en passant par les œuvres de Jan Fabre et le procès public de Gisèle Pelicot, Carolina Bianchi dénonce une fraternité masculine qui rend les hommes intouchables. Cette Brotherhood, comme elle la nomme, est endémique à nos sociétés et en est constitutive. Pour Carolina Bianchi, les hommes et femmes l’alimentent et la protègent. Le pacte semble inviolable. On peut l’évoquer, en définir les contours, mais en vain, : on ne peut le détruire. Il continue malgré tout de susciter l’admiration dans le monde des arts.
Une forme scénique qui tranche dans le vif

Dépassant le stade du théâtre performatif qui faisait la force du premier volet de sa trilogie, Carolina Bianchi signe ici un spectacle radical, qui creuse jusqu’à l’os tous les procédés et effets scéniques. Du méta-théâtre, où un « maître » juge et commente ses propres actions, à la multiplication des prologues lui permettant de mieux faire résonner son propos avec une réalité sous-jacente que l’on refuse de voir, elle habite la scène et fait de son manifeste contre un patriarcat autant honni que consenti, une œuvre de théâtre total.
Après le viol et la mort symbolique qu’il provoque chez les victimes, l’artiste brésilienne s’intéresse au processus qui conduit les hommes à commettre de tels actes, et analyse sans fard tous les mécanismes sociaux qui en facilitent la réalisation. Elle commence par une interview avec un grand metteur en scène, véritable démiurge du plateau, qui, derrière ses propos résolument féministes et son empathie affichée, se révèle être un salaud ordinaire. Puis, après un court entracte pour laisser aux spectateurs le temps de digérer la lucidité de son discours, elle imagine une Cène : sept hommes, sept intellectuels, se nourrissent des 500 pages de son manifeste pour tenter d’en détourner la portée ou, à tout le moins, de l’amoindrir. Ils ingurgitent les scènes de viol comme des choux à la crème jusqu’à la nausée.
Une œuvre-monde, une sidération

Avec The Brotherhood, Carolina Bianchi dénonce un système de pensée dont elle est elle-même le pur produit. Elle ne cherche pas à soigner sa douleur, bien au contraire. Ici, pas de résilience, mais l’acceptation d’une loi sociale. La lutte contre le patriarcat est vaine, tout simplement parce qu’il ferait partie du mécanisme de jouissance. Nue, offerte devant des mâles en rut qui jouissent sur elle, elle éprouve du plaisir, une forme de tendresse. En petite sœur d’Angélica Liddell ou de Marina Abramović, en jumelle de Marina Otero, elle assume la douleur physique comme acte artistique.
Reine de l’image et d’une scène où le réel et le fictionnel se conjuguent jusqu’à se confondre, Carolina Bianchi heurte les sensibilités, dépasse les clivages et offre une œuvre-monde d’une acuité rare et d’une intelligence tranchante. Ça fait mal, très mal. C’est tragique, féroce, avilissant. Mais de l’horreur et du nauséabond naît un sidérant spectacle. Un puissant objet. Un uppercut qui met K.O.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Bruxelles
The Brotherhood – Trilogie cadela força – Capítulo II de Carolina Bianchi
Kunstenfestivalsdesarts
KVS BOL
Rue de Laeken 146
1000 Bruxelles
Du 9 au 12 mai 2025
durée approximative 3h40 avec un entracte de 15 min
Concept et mise en scène de Carolina Bianchi
Avec : Chico Lima, Flow Kountouriotis, José Artur, Kai Wido Meyer, Lucas Delfino, Rafael Limongelli, Rodrigo Andreolli, Tomás Decina et Carolina Bianchi
Collaboratrice dramaturgie et recherches – Carolina Mendonça
Dialogue théorique et dramaturgique – Silvia Bottiroli
Traduction anglaise de Marina Matheus
Traduction française de Thomas Resendes
Direction technique, création sonore et musique originale de Miguel Caldas
Assistant mise en scène – Murilo Basso
Scénographie de Carolina Bianchi et Luisa Callegari
Direction artistique et costumes de Luisa Callegari
Création lumières de Jo Rios
Vidéos et projections – Montserrat Fonseca Llach
Résurrection chorégraphique du prologue et conseiller mouvements – Jimena Pérez Salerno
Camera live et soutien artistique – Larissa Ballarott
le spectacle contient de la nudité, du contenu sexuel explicite, de l’abus d’alcool, des références au suicide et à des agressions sexuelles