La défense devant les survivants, Clara Chabalier © Marikel Lahana

À la Comédie de Reims, les vacances éternelles de Clara Chabalier

Au cœur de la biennale Intercal, Clara Chabalier, artiste associée du CDN de Reims, crée La Défense devant les survivants. Derrière ses atours très contemporains, la pièce cache, entre autres richesses, un cœur sensible et mélancolique.

La défense devant les survivants, Clara Chabalier © Marikel Lahana

Au cœur de la biennale Intercal, Clara Chabalier, artiste associée du CDN de Reims, crée La Défense devant les survivants. Derrière ses atours sibyllins, la pièce cache, entre autres richesses, un cœur sensible et mélancolique.

À la Comédie de Reims, la biennale Intercal ratisse tous les arts pour se consacrer aux formes immersives. Hologrammes, casques de réalité virtuelle : ces techniques, encore rares dans les paysages médiatiques du quotidien, se rencontrent et se confrontent pendant trois jours de programmation. Ici, À l’origine fut la vitesse de Philippe Gordiani & Nicolas Boudier, une expérience sensorielle sous casques construite autour de La Horde du Contrevent d’Alain Damasio. Là, le Cabaret holographique de la Compagnie 14:20, dont le titre résume bien le spectacle futuriste.

Robinson 2000
La défense devant les survivants, Clara Chabalier © Marikel Lahana

Entre ces spectacles protéiformes, Clara Chabalier crée La Défense devant les Survivants, une adaptation libre de L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casarès, qu’elle a coécrite avec Adèle Chaniolleau. Fidèle au schéma du roman, la pièce le transpose au présent, ou plutôt dans la cohabitation du présent et des années 2000, comme L’Invention faisait se côtoyer 1940 et d’éternelles années vingt. Le principe est le même. Un réfugié sans nom (incarné par Alexandre Pallu) échoue sur une île inconnue du Pacifique, fuyant d’obscures représailles. Très vite, il tombe nez à nez avec un groupe d’amis résidant dans un domaine excentrique. Alors que lui essaie de survivre en milieu hostile, Faustine (Nantadji Kagara), Irène (Amandine Gay, à ne pas confondre avec la réalisatrice du même nom), Stoever (Wyssem Romdhane) et leur hôte Morel (Alvise Sinivia) bronzent, dansent, jouent au badminton et laissent le temps couler. Le naufragé les regarde, mais eux ne le voient pas. Quelque chose cloche. Le temps bégaye. On comprend que les vacanciers ne sont en réalité qu’un enregistrement, des images du passé condamnées à tourner en boucle.

Les thèmes et les questionnements soulevés par Casarès trouvent une généreuse caisse de résonance au temps des réseaux sociaux, dans ses images omniprésentes et dans le moment sans cesse annoncé où les humains pourront se répliquer tout entiers dans la technique. Le Morel qui donne son titre au roman est un savant fou dans la lignée du Docteur Moreau, qui a inventé un appareil d’enregistrement capable de capturer l’image et le son, mais aussi les odeurs, le goût et l’épaisseur matérielle, au prix de la vie de ceux qui passent dans ses fers. Amoureux de Faustine, qui rejette ses avances, il décide de figer cette semaine de vacances dans l’éternité, quitte à sacrifier tout le groupe. L’instrument de capture n’a rien d’une caméra. Il ressemble plutôt à un piano éventré, dont les cordes survolent le plateau comme une toile d’araignée. Son créateur évoque aussi un Elon Musk ou un Mark Zuckerberg, et Chabalier lui imagine une extravagance beauf qui n’est pas une idée nouvelle, mais qui sonne juste.

« Time goes by so slowly… »

Dans la pièce, autour de cette propriété surnommée « Musée » par son fondateur (esquissée ici en quelques éléments de décor sur fond d’étranges rideaux bleus), les estivants ressemblent à un inventaire vivant des artefacts culturels années 2000. L’imagerie se loge dans leurs vêtements, dans la musique qu’ils écoutent (Hung Up et Better Off Alone, dont les paroles sont des clins d’œil), jusque dans cette scène inouïe et géniale d’exploration souterraine qui les transforme en héros de dessin animé. Chabalier orchestre avec assurance la progression complexe du récit. Les scènes de déjà-vu sont convoquées et chorégraphiées sans complaisance ni effet de pose. La scène cruciale durant laquelle Morel explique son invention prend en revanche toute son ampleur, culminant dans une surprenante et belle performance musicale du comédien-instrumentiste Alvise Sinivia.

La défense devant les survivants, Clara Chabalier © Marikel Lahana

Aussi, la pièce exige que l’on s’accroche à travers une première partie sibylline et des parti-pris de jeu très contemporains, volontairement frustes. Progressivement, Clara Chabalier parvient pourtant à tisser sa toile émotionnelle et poétique, déjouant un certain nombre d’attentes pour cacher les richesses ailleurs. Si elle met la naissance des réseaux sociaux dans la bouche de ses personnages, ce n’est pas pour prétendre réinventer un discours sur l’angoisse technologique déjà présente à l’époque de Casarès et au-delà. Elle ne feint pas non plus d’ignorer ce que le roman a à voir avec les formes contemporaines de surveillance.

L’autrice et metteuse en scène sait que le cœur de l’œuvre bat ailleurs, dans la nostalgie qui nous sépare déjà des années 2000 et dans l’idylle impossible qui unit le rescapé solitaire à Faustine, la plus belle des images capturées par Morel. Incarnée avec grâce et finesse par Nanyadji Kagara (qui a contribué à chorégraphier la routine répétée des vacanciers), celle-ci représente tous les attachements créés par images interposées, et l’abîme particulier qui sépare les vivants de l’empreinte laissée par les morts. La Défense devant les survivants fait vivre des fantômes forcément étranges, forcément distants, et nous donne envie de rejoindre leur danse, comme autant de Robinson échoués sur leurs rives.

Samuel Gleyze-Esteban

La Défense devant les survivants de Clara Chabalier et Adèle Chaniolleau d’après L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casarès
Comédie, Centre dramatique national de Reims
Chaussée Bocquaine, Esplanade André Malraux
51100 Reims

Tournée
Du 12 au 16 décembre au Théâtre de l’Echangeur – Bagnolet
Les 8 et 9 février au Théâtre de Lorient – CDDB
Les 23 et 24 février 2023 au Grrranit – Scène nationale de Belfort

Mise en scène Clara Chabalier
Scénographie Franck Jamin
Dramaturgie Adèle Chaniolleau
Composition musicale Alvise Sinivia
Création sonore et arrangement Julien Fezans
Avec la participation de Julien Fezans (buzuki et guitare) et Thomas Chabalier (vibraphone)
Création lumières Gildas Goujet
Création vidéo David Lejard-Ruffet
Création costumes Noémie Reymond et Clara Chabalier
Régie Générale Océane Farnoux

Avec Amandine Gay, Nanyadji Ka-Gara, Alexandre Pallu, Wyssem Romdhane, Alvise Sinivia

Crédit photos © Marikel Lahana

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Contact Form Powered By : XYZScripts.com