Un homme beau, jeune, souriant, s’avance sur le devant de la scène. Il s’appelle Amir. Escort, il s’apprête à rencontrer un inconnu, un vieil homme, pour une nuit tarifée. Mais ici, rien ne suit les règles convenues. Car ce récit contemporain, bien qu’il commence par le sempiternel « Il était une fois », se déploie à rebours des attentes. Il plonge dans une fable noire, intime, où la guerre, le génocide en cours, en arrière-plan, ne sont jamais nommés, mais évidemment présents. Latents, oppressants, ils donnent au moindre geste une densité particulière. Une gravité supplémentaire.
Un huis clos trouble et hypnotique
Le vieil homme est là, dans son intérieur modeste. Huit heures du soir. Une orange sur la table. Des boîtes métalliques. Un fauteuil roulant à portée. On frappe à la porte. Il panique, cherche la clé, tente de se lever. Son corps vacille. Il tombe. La porte cède. Le jeune homme entre pour demander sa rétribution. Et dès cet instant, tout est chamboulé. À la bienveillance des débuts s’insinue la perversité.
Commence alors un huis clos, dans un espace sans échappatoire, saturé d’attentes, de peurs et de projections. Les rôles se mettent en place, puis dérapent. Les rapports s’inversent. Le jeune homme glisse, presque insidieusement, d’un personnage à l’autre : fils, amant, fantôme. Le vieillard, lui, lutte avec ses souvenirs, sa confusion, ses manques. L’histoire s’écrit dans les trous de mémoire de l’un et dans les métamorphoses de l’autre. Flirtant avec les limites du genre, brouillant les repères, les deux figures avancent vers un territoire incertain, tendu, inconfortable. On ne sait plus qui mène le jeu, ni même quel jeu est en train de se jouer.
Perversité des liens, vertige des mots
C’est dans cet entre-deux trouble, cette zone où les mots se dérobent et les gestes prennent le relais, que Bashar Murkus et Khulood Basel ancrent leur spectacle. Loin de toute démonstration, ils travaillent le malaise, le décalage, l’ambiguïté. La perversité des rapports humains affleure de toutes parts. Elle ne se crie pas, elle s’insinue. Elle habite les regards, les silences, les glissements de peau. Et dans ce duo tendu à l’extrême, chacun finit par révéler sa solitude abyssale : celle du vieil homme, abandonné par un fils disparu, coupé de tout, enfermé dans son appartement comme dans sa tête ; celle du jeune homme, empêché d’aimer dans une société ravagée, dominée par les carcans religieux, en quête d’un lieu, d’un corps, d’un regard qui ne juge pas.
Dans la langue arabe – langue invitée du Festival –, portée avec puissance et précision par les deux comédiens, les mots prennent une densité rare. Ils coulent, tranchent, cajolent, puis blessent. Peu à peu, les caresses deviennent coups. Le lien bascule. La douceur cède à la rage. Le duel s’impose. Les rancunes, les blessures incestueuses, les violences d’antan — réelles ou fantasmées — remontent à la surface et explosent.
Rien n’est montré frontalement. Tout est caché, suggéré, laissé en suspens. Sauf ce qui reste : un jeune homme vacillant, couvert de sang, et un vieil homme qui réclame encore, comme un dû, une tendresse après les coups.
Un théâtre viscéral, au croisement de l’intime et du politique
Avec cette nouvelle création, Bashar Murkus et Khulood Basel poursuivent leur exploration d’un théâtre frontal, politique et viscéral, où l’intime rejoint le collectif. Cofondateurs du Khashabi Theatre à Haïfa, aujourd’hui fermé, ils signent une œuvre à la fois dérangeante et profondément humaine. Après Milk en 2022, ils reviennent au Festival d’Avignon avec cette nouvelle création, conçue en 2024 et présentée pour la première fois en France au théâtre Benoît-XII.
Porté par deux acteurs puissants — Anan Abu Jabir et Makram J. Khoury — Yes Daddy fait voler en éclats les rôles, les genres, les figures imposées. Il montre deux êtres que tout semble opposer, mais que le besoin d’être vus, reconnus, aimés, finit par réunir. Le premier perd pied dans ses souvenirs. Le second se transforme, découvre auprès de cet homme brisé un espace inattendu de liberté, sans jugement. Le théâtre s’infiltre là, dans l’entre-deux. Dans les ambiguïtés, les zones d’ombre, en une seconde, victime et bourreau peuvent s’inverser. Et où, finalement, ne restent visibles que les blessures. Les fêlures. Et notre humanité à vif.
Yes Daddy de Bashar Murkus et Khulood Basel
Théâtre Benoît-XII
Festival d’Avignon
Du 24 au 26 juillet à 18h
Durée 1h14
Tournée
Les 6 et 7 novembre au Théâtre des 13 vents (Montpellier)
Texte et mise en scène de Bashar Murkus
Dramaturgie et production de Khulood Basel
Avec Anan Abu Jabir, Makram J. Khoury
Scénographie de Majdala Khoury
Lumière de Muaz Al Jubeh
Direction technique – Moody Kablawi
Machinerie – Basil Zahran
Assistanat à la mise en scène – Nancy Mkaabal
Traduction française et anglaise pour le surtitrage – Lore Baeten