Mohamed Toubakri © Judith Arazi
Mohamed Toubakri © Judith Arazi

Mohamed Toukabri :  « Créer un espace où les danses coexistent sans hiérarchie »

À quelques jours de la présentation au Festival d'Avignon de sa nouvelle création, Everybody-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday, le danseur et chorégraphe belgo-tunisien déroule le fil de son parcours et des multiples couches qui nourrissent son travail chorégraphique.
Comment l’art vivant est-il entré dans votre vie ?

Mohamed Toukabri : Je viens d’une famille d’artisans. Mon père était tailleur. Quand j’étais enfant, je passais des heures à l’observer découper, tracer des patrons, assembler des tissus. Avec le temps, j’ai compris que ce geste précis et chorégraphié avait beaucoup à voir avec mon travail de danseur et de chorégraphe. Mon père était, sans le savoir, mon premier maître de mouvement.

Dans la maison de mon enfance, le mouvement était omniprésent à travers la musique. Mes parents aimaient danser le disco, même lorsque ma mère était enceinte de moi. Mais le véritable déclic est arrivé à douze ans, à la gare de Barcelone à Tunis. J’y ai vu un jeune à l’envers tournant sur sa tête (headspin). C’était du breakdance. Et comme je le dis souvent, à ce moment-là, la danse m’a trouvé.

Vous n’aviez pas envisagé la danse comme métier au départ ?
The Upside Down Man de Mohamed Toubakri © Émilie Jacomet/HER
The Upside Down Man de Mohamed Toubakri © Émilie Jacomet/HER

Mohamed Toukabri : Pas du tout. Je n’étais pas dans une famille qui m’orientait vers ce type de métier et de parcours. C’est en parlant avec ce danseur croisé à la gare que j’ai découvert qu’il appartenait à un « crew » et qu’ils s’entraînaient ensemble dans une maison de jeunes. J’ai intégré le groupe. À l’époque, il n’y avait pas internet comme aujourd’hui, pour voir ce qu’il se faisait ailleurs dans le monde, on partageait des DVD, souvent un seul pour tout Tunis, notamment celui du Battle of the Year en Allemagne. On copiait, on s’appropriait les mouvements, on échangeait. C’était une transmission horizontale, autodidacte et collective.

Comment arrivez-vous à la danse contemporaine ?

Mohamed Toukabri : Cela s’est fait progressivement. Après les battles hip-hop, j’ai rejoint la compagnie Sybel Ballet Théâtre à Tunis, dirigée par Syhem Belkhodja, qui était aussi à la tête du festival Printemps de la danse. C’est là que j’ai découvert ce qu’était la danse contemporaine à travers des workshops et des spectacles de compagnies venues de France ou d’Allemagne, avec des figures comme Maguy Marin, Carlotta Ikeda ou Joëlle Bouvier. La vraie révélation, c’était une pièce d’Abou Lagraa, Algoria Stanza, où hip-hop et contemporain se rencontraient sur la musique de Fairouz. J’ai su alors que je voulais naviguer entre ces mondes, sans les opposer.

Comment sest poursuivi votre parcours de formation ?
The Power (of) The Fragile de Mohamed Toukabri © Christian Tandberg/Dansens Hus
The Power (of) The Fragile de Mohamed Toukabri © Christian Tandberg/Dansens Hus

Mohamed Toukabri : À quinze ans, je suis parti à Paris, à l’Académie Internationale de la Danse, où j’ai découvert également le ballet. Puis, je suis revenu à Tunis au Centre Méditerranéen de Danse Contemporaine pour une formation intense d’un an et demi, avec des danseurs venus d’Afrique et du Moyen-Orient, et des rencontres marquantes comme celle des intervenants danseurs et pédagogues de la compagnie d’Angelin Preljocaj. En 2008, à dix-huit ans, j’ai intégré P.A.R.T.S. à Bruxelles, l’école fondée par Anne Teresa De Keersmaeker. Dans la foulée, je me suis installé durablement en Belgique.

Quelles rencontres artistiques ont particulièrement compté ?

Mohamed Toukabri : Il y a Abou Lagraa, bien sûr. Le danseur et chorégraphe franco-camerounais, Jean-Claude Pambè-Wayack l’un des pionniers de la première génération de la scène hip-hop française qui a transmis beaucoup de ses connaissances et de sa vision à la grande génération de danseurs tunisiens et qui m’a inspiré autant que Jeune danseur.  Puis la Needcompany de Jan Lauwers, où j’ai découvert la polyvalence et l’hybridation des arts. On nous demandait de savoir chanter, jouer et danser. Grâce à cette compagnie, lors de la création The Blind Poet, j’ai pour la première fois du dire un texte sur scène.

Jan m’a poussé à franchir ce cap. Sidi Larbi Cherkaoui avec son approche organique et poétique du mouvement et sa capacité à mettre sur scène différents langages de danse ensemble aussi nourri ma recherche. . Et Anne Teresa, évidemment, pour sa rigueur, son rapport à la géométrie et abstraction de mouvement. J’ai beaucoup appris également de mes partenaires de studio. Le studio est un lieu intime, d’observation mutuelle.

Qu’est-ce qui vous a amené à écrire vos propres pièces ?

Mohamed Toukabri : Pendant longtemps, je me voyais uniquement interprète. Mais après des années de scène, a nécessité de raconter mes propres traversées est apparue. Pas seulement de chorégraphier des mouvements, mais interroger mon rapport au monde, aux identités multiples, à la politique des corps. La prise de conscience que chaque présence sur scène est politique s’est imposée. Le premier solo a été The Upside Down Man en 2018, puis The Power (of) The Fragile avec ma mère.

Comment est née cette nouvelle création ?
© Stef Stessel
Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday de Mohamed Toukabri © Stef Stessel

Mohamed Toukabri : J’ai ressenti le besoin de faire une pause, de relire mon propre parcours. J’ai traversé plusieurs « langues de danse », du hip-hop au contemporain, en passant par le ballet… Et je vois à quel point certaines sont encore reléguées aux marges des institutions occidentales. Pourquoi ? Le hip-hop est une culture d’une immense richesse politique, spirituelle et sociale. Je voulais créer un espace où ces danses existent sans hiérarchie, comme des étoiles éparpillées, où les tensions sont acceptées et nourrissent la réflexion. 

La pièce interroge aussi la question de la langue parlée…

Mohamed Toukabri : Absolument. J’ai travaillé avec la metteuse en scène tunisienne Essia Jaïbi, qui écrit en dialecte tunisien. Ce choix est un geste politique fort. Pourquoi certaines langues, comme certains styles de danse, seraient-elles jugées plus légitimes que d’autres ? Nous avons joué avec la question de la traduction et de l’accessibilité, en inversant les règles. Pendant une heure, ce sont les spectateurs occidentaux qui peuvent être dans l’inconfort. Cette expérience déstabilise volontairement les rapports de pouvoir symboliques entre les langues.

Le titre porte un message très fort…

Mohamed Toukabri : Everybody-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday dit que le passé est en nous, inscrit dans les corps. On sait ce qui s’est passé hier, on sait les blessures et les violences systémiques. Le futur dépend des choix qu’on fait aujourd’hui. Comme le dit Chimamanda Ngozi Adichie : « Le passé ne dit pas seulement ce qui s’est passé hier, mais aussi ce qui se passe aujourd’hui ». La responsabilité est individuelle et collective.


Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday de Mohamed Toukabri
Création les 11 et 12 juin 2025 à la Friche la Belle de Mai – Grand plateau, dans le cadre des Rencontres à l’Échelle
durée 1h environ

Tournée
10 au 19 juillet 2025 aux Hivernales, dans le cadre du Festival d’Avignon
20 septembre 2025 au KAAP – Bruges (Belgique)
23 et 24 octobre 2025 au  beursschouwburg, Bruxelles (Belgique)
29 et 30 octobre 2024 au Viernulvier, Gant (Belgique)
5 novembre 2025 au Theater Antigone, Courtrai (Belgique)
20 novembre 2025 au Corso, Anvers (Belgique)
22 novembre 2025 au CC Sint-Niklaas, Sint-Niklaas (Belglque)
27 novembre 2025 au  CC De Factorij – Zaventem (Belgique)

24 au 28 mars 2026 au  Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)

Concept et chorégraphie de Mohamed Toukabri
Texte et voix d’Essia Jaïbi
Conception sonore d’Annalena Fröhlich, DEBO Collective
Design graphique et animation d’Alyson Sillon
Dramaturgie d’Eva Blaute
Scénographie et création lumière de Stef Stessel
Technicien en éclairage de Matthieu Vergez
Regard extérieur de Radouan Mriziga
Costumes de Magali Grégoir

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