Dans une salle comble du Théâtre du Train Bleu, Jean A.Deron, « La Duchiasse », joue les meneuses de revue. Sous nos yeux médusés, la drag queen replace chaque protagoniste dans un grand arbre généalogique, comme pour comprendre d’où vient ce sang qui s’écoule goutte à goutte le long de ses racines. L’introduction est prometteuse. Avec flegme, l’artiste crée un rapport complice avec le public. Avec ce quatrième mur brisé, on s’imagine alors au carrefour du cabaret de la mythologie grecque.
Une héroïne méconnue
Si l’histoire des Atrides n’a jamais vraiment quitté les plateaux de théâtre, cette réécriture tente de mettre la lumière sur une héroïne oubliée : Clytemnestre, femme d’Agamemnon, mère d’Iphigénie mais aussi d’Electre. Quand ce mari, qui l’a arrachée à sa première union, revient de dix ans de guerre, la jeune femme fulmine sur le perron. À coup de hache, elle achèvera cet homme qu’elle n’a jamais choisi et s’aliénera, d’un même élan, deux de ses enfants (la première, Iphigénie, ayant été sacrifiée par son propre père).
De ce fragment infime de la mythologie grecque, Lucas Borzybrowki tire une performance (presque) solo, quelque part entre théâtre, cabaret et concert. Nikita Faulon y incarne l’héroïne tragique et offre enfin une voix à cette figure honnie.
Drag mythique
A travers la vie de Clytemnestre et celle de ses filles, ce sont les violences masculines qui font office de fil rouge. Invisibilisation, marginalisation, viol et féminicides apparaissent pour ce qu’ils sont : les conséquences du pouvoir des hommes.
Dans cette mise en scène de Lucas Borzykowski, les hommes n’auront d’ailleurs pas voix au chapitre. Ne résonnera que le timbre haut perché de Raphaël Mars, sagement tenu derrière son clavier. Non sans un faux air de Bronski Beat, l’artiste entonne d’une voix perchée des reprises. Le piano-voix francisé de Creep de Radiohead, les harmonies habiles de Tout doucement de Bibie, l’amertume déchirante de Non, je ne regrette rien.
Quels meilleurs récits pour détourner des codes du drag que ceux de la mythologie grecque ? Torses bombés, cœur serré et prouesses viriles d’un côté, vies cantonnées au domestique, à la servitude et au silence de l’autre. Rien de plus absurde que ces normes de genre qui s’esquissent en creux dans ces fables. Le drag, qu’il soit clairement identifié avec le personnage de La Duchiasse, ou qu’il se distille par petites touches chez Clytemnestre, permet d’envisager une révolution dans le rapport de force. Flamboyante, excessive et d’une beauté glaçante, la comédienne est peinturlurée jusqu’au bout des cils, comme échappée d’un tableau épique. La mère éplorée retrouve ici le pouvoir d’agir.
Clytemnestre, coincée sur un plateau ?
À travers ces scènes ponctuées d’intermèdes musicaux de Raphaël Mars, Nikita Faulon déploie une vaste palette de jeu. Regard lumineux, sourire étiré d’un bout à l’autre du visage, corps tuméfié, la comédienne incorpore l’hubris dans ce qu’il a de plus inconfortable. Clytemnestre s’amuse des paradoxes, embrasse les contradictions et incarne tout autant la victime et le bourreau. Jouant de cette aura imposante, aussi bien conférée par le maquillage expressif que de longues robes, l’interprète (et co-autrice du texte) pousse le public dans ses retranchements, met en lumière ses silences coupables. C’est là l’espoir que la promesse de départ, portée par la Duchiasse, perdure.
Pourtant, dans le texte comme dans le jeu, le disque se raye et s’installent peu à peu quelques redites et parfois même, un sentiment de déjà-vu. Il semble que le tout plafonne sans trouver l’intensité pour laquelle on nous a tant préparés. Et ce malgré la musique qui offre de belles envolées, quoiqu’un peu redondantes elles aussi. Reste que Clytemnestre offre trois performances vibrantes, dont la réunion provoque de belles émotions. On doit aussi à ce texte des réflexions d’une grande justesse : « Nous ne pouvons toutes nous aimer, nous ne pouvons tous les haïr ». Une phrase poétique qui a le mérite de mettre à jour les paradoxes qui font de ce personnage une source d’inspiration intarissable.
Clytemnestre de Nikita Faulon et Lucas Borzykowski
Théâtre du Train Bleu – Festival Off Avignon
Du 5 au 24 juillet 2025 (relâche le vendredi)
Durée 1h15
Mise en scène Lucas Borzykowski
Texte Nikita Faulon et Lucas Borzykowski
Création sonore Raphaël Mars
Création maquillage, costume Jean A. Deron
Création costume Adrien Chombart de Lauwe
Régie son Louise Prieur
Régie lumière Juliette Galle
Distribution Nikita Faulon, Raphaël Mars et Jean A. Deron