Bashar Murkus et Khulood Basel © Khulood Basel

Bashar Murkus et Khulood Basel : « Yes Daddy refuse de faire entrer la langue dans un cadre »

Alors qu'ils s'apprêtent à présenter leur création commune au Festival d'Avignon, Bashar Murkus et Khulood Basel, figures de proue du théâtre palestinien d'aujourd'hui, livrent les clés d'un travail mené en toute indépendance depuis une zone de tensions, à Haïfa.
23 juillet 2025

Bashar Murkus et Khulood Basel signent à deux, c’est leur condition. Il faut dire que pour des artistes palestiniens à Haïfa, la création artistique est à la fois un sport de combat et un défi d’agilité. Combat car il faut lutter, depuis l’intérieur, contre la puissance d’anéantissement d’un État israélien coupable, quelques centaines de kilomètres plus loin, du génocide à Gaza. Agilité parce qu’il s’agit, pour le duo fondateur du théâtre palestinien indépendant Khashabi, de trouver les moyens et les ruses pour créer librement dans un contexte hostile. En avril dernier, le lieu fixe du Khashabi a dû fermer pour des raisons politiques. La présentation au Festival d’Avignon de Yes Daddy, pas de deux entre un vieil homosexuel et un jeune escort, sonne donc comme un fier sursaut du théâtre palestinien d’aujourd’hui.

Comment s’est passé le travail sur cette nouvelle création ?
© Khulood Basel

Bashar Murkus : Comme pour tous nos projets précédents, Yes Daddy est né d’une question qui nous intriguait et nous provoquait, à la fois en tant qu’êtres humains et en tant qu’artistes. Notre processus de création s’apparente ensuite à une longue recherche autour de la question dont nous nous emparons. Selon la nature de cette recherche, chaque processus devient unique. Nos ressentis, nos intuitions, notre compréhension nous mènent vers de nouvelles interrogations, de nouvelles pistes, jusqu’à ce que l’on entre dans la phase finale : les répétitions, la fabrication concrète de la pièce.

Ce processus façonne chaque œuvre de manière singulière — et nous façonne nous aussi, à chaque fois, d’une manière différente. Pour Yes Daddy, la question de départ était : que se passerait-il si quelqu’un prenait possession du passé et de la mémoire d’un autre ? C’est une idée très ouverte, à la fois profondément politique et profondément intime. Elle permet de multiples lectures. À partir de là, j’ai imaginé deux figures : un vieil homme qui perd progressivement la mémoire, et un jeune escort, poussé par le besoin de retourner dans ses souvenirs, de revisiter sa propre histoire.

Vous occupez des postes différents, mais vous signez ensemble. Comment fonctionne votre collaboration ?

Bashar Murkus : Khulood est à la fois directrice exécutive du Khashabi, productrice artistique et dramaturge de nos projets. J’en suis l’auteur, le directeur artistique et le metteur en scène. Nous travaillons ensemble depuis des années, mais il nous faut nous battre, encore aujourd’hui, pour être reconnus comme un duo à part entière par les festivals et les théâtres. Les institutions ont tendance à mettre toute la lumière sur l’auteur-metteur en scène et à reléguer au second plan la production et la dramaturgie, mais ce n’est pas juste. En 2011, nous avons fondé ensemble le Khashabi comme structure artistique avec un collectif d’acteurs.

Quelques années plus tard, le Khashabi est devenu un théâtre à part entière. Mais en tant que théâtre palestinien indépendant, nous avons toujours refusé de recevoir le moindre financement israélien. Cela nous a poussés à inventer, au fil du temps, une méthode de travail singulière, et de trouver un équilibre entre le travail individuel et le processus collectif. Nous avons appris à effacer la frontière entre le travail artistique et la production pour les penser ensemble comme deux dimensions indissociables du même geste. Nous continuons de l’expérimenter avec chaque nouveau projet.

Khulood Basel : Nous travaillons en totale indépendance, parce que nous refusons non seulement tout financement israélien, mais aussi tout lien avec des structures qui reçoivent de l’argent de l’État. Ce choix, à la fois politique et artistique, a des répercussions sur tous les aspects de notre pratique, y compris sur des choses que l’on considère souvent comme acquises dans des théâtres subventionnés par des villes ou des États.

Dès le départ, il était clair pour nous que ce serait la seule voie possible. De là, nous avons développé une méthode de travail très singulière, où la production et la création se nourrissent mutuellement. C’est un processus organique, qui garde le travail vivant, qui le maintient en mouvement, et c’est ce qui le rend précieux. C’est exigeant, épuisant parfois, mais nous y tenons profondément.

Dans quelle situation votre théâtre, le Khashabi, se trouve-t-il aujourd’hui ?
© Khulood Basel

Bashar Murkus : Le Khashabi a commencé comme une compagnie de théâtre, puis nous sommes devenus un théâtre mené par une compagnie. Il y a quelques mois, après dix années de travail formidables à Haïfa, nous avons perdu notre lieu. Cela est entièrement lié à ce qu’il se passe dans toute la région.

Aujourd’hui, même si nous travaillons différemment, le Khashabi est resté le même. Il s’agit toujours d’un théâtre indépendant, qui crée des œuvres à partir d’une posture politique très forte : créer de bons spectacles ne suffit pas, il faut aussi les produire de manière juste et savoir les appréhender d’un point de vue politique. Dans notre contexte, cela signifie nous extraire des mécanismes de colonisation à l’intérieur desquels nous vivons, passer au-delà pour créer notre l’art, faire vivre notre culture et nous adresser à notre public, ici et à travers le monde, depuis cet endroit précis.

Avec un esprit délesté de la conscience d’être les agents d’un système qui tue notre peuple jour après jour. Nous gardons un contrôle total sur tout ce qui se fait au Khashabi, sur la façon dont nous le produisons et la manière dont nous en parlons. Quand nous avons des coproducteurs, c’est parce qu’ils croient en nous, en notre identité, et qu’ils respectent nos choix politiques.

Khulood Basel : Le Khashabi était un espace magnifique en plein centre-ville de Haïfa. Il ne servait pas seulement à nos créations : c’était un lieu de rencontre, un point d’ancrage pour les artistes palestiniens indépendants. Tous les ans, on y organisait six mois de saison riche de création artistique, et pas uniquement de théâtre. Ce théâtre nous a profondément façonnés. Il nous a permis d’acquérir un savoir-faire auquel nous ne saurions renoncer aujourd’hui. J’ai espoir qu’il puisse constituer une source d’inspiration réelle pour d’autres, comme il l’a été pour nous.

Au Khashabi, nous avions vraiment le sentiment de réinvestir une part d’une ville qui nous a été volée. J’espère que ce genre d’expériences pourra se renouveler et se multiplier, parce que l’indépendance financière dans le champ culturel — dans n’importe quelle région du monde — permet immédiatement de s’éloigner de la fabrique d’un art standardisé et consumériste. Elle libère. Et nous voulions précisément que le Khashabi soit le terrain fertile d’une création la plus libre possible.

Comment la pression de l’État israélien se ressent-elle au quotidien ?
© Khulood Basel

Bashar Murkus : Cette pression existe en permanence dans nos esprits. En tant que Palestiniens, vivre et créer en Israël est une expérience profondément troublante. Ils effacent, détruisent et défigurent tout ce que nous aimons d’une façon choquante. Ce n’est pas nouveau : cela dure depuis plus de soixante-dix ans. Mais quand cela touche à ce que vous avez de plus précieux — votre projet, votre théâtre, ce que vous avez construit — c’est particulièrement douloureux. Et c’est encore plus difficile quand, en tant qu’artiste, vous vous retrouvez dans une position où vous ne pouvez même plus vraiment vous exprimer. Nous avons créé Yes Daddy alors que le génocide à Gaza commençait. Aujourd’hui, on en parle pendant que cette guerre continue, et qu’une autre a éclaté en Iran. Et nous travaillons déjà à une nouvelle création, sans même être en sécurité.

Cette année, le Festival d’Avignon met la langue arabe à l’honneur. Comment percevez-vous l’inscription de votre travail dans ce choix de programmation ?

Bashar Murkus : C’est un défi, et nous sommes bien conscients du cadrage très politique dans lequel elle est présentée cette année. Cela rend toute inscription dans cette langue encore plus complexe. Elle représente notre peuple tout entier, des années et des années de création artistique, de culture, de beauté, de tristesse, une histoire entière. À ce titre, ce que j’apprécie profondément dans Yes Daddy, c’est que la pièce refuse de faire entrer la langue dans un quelconque cadre ou discours prédéfini.

Khulood Basel : J’ai grandi dans une ville de Palestine colonisée — une ville où toutes les institutions parlaient hébreu. Enfant, il y avait une séparation très nette entre ma langue à moi, et la langue de « l’État ». L’arabe, c’était la langue de mon entourage, de ma famille, des histoires de ma grand-mère, de la musique qui nous rassemblait les soirs de fête. L’hébreu, c’était la langue des institutions. À l’université, j’ai étudié le théâtre à l’intérieur de ce cadre institutionnel — en hébreu — mais je n’ai jamais terminé mon cursus.

Le problème, ce n’était pas que je ne maîtrisais pas l’hébreu, c’est que je ne pouvais aimer qu’en arabe. Alors comment pouvais-je me découvrir à travers le théâtre, à ce moment-là, dans la langue du colon ? J’ai donc arrêté mes études et j’ai pris une décision claire : l’arabe serait réservé à tout ce que j’aime, à tout ce qui fait partie de mon être. L’hébreu me servirait pour les impôts, les factures, les hôpitaux, etc. Et puis, à un moment donné, je ne saurais pas dire quand exactement, l’arabe a commencé à dresser des ponts en direction d’un monde élargi, de mon espace naturel auquel je n’ai pas accès : le monde arabe.

L’arabe m’a emmenée au Liban à travers les chansons de Fairouz, à Bagdad par les mots de Muthaffar al-Nawab. Je me suis sentie profondément liée à un club de football — le club Al-Wehdat — nommé d’après un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie. Un camp que je n’ai jamais visité, un club dont je n’ai jamais vu un seul match.

Et pourtant, les paroles de son hymne battent en moi. Vous voyez à quel point il est difficile d’expliquer ce que signifie la langue arabe ? Pourquoi ce n’est jamais quelque chose qu’on peut considérer comme « allant de soi » ? Les peuples qui parlent cette langue ont survécu aux colonisations, aux mandats, aux génocides, aux guerres, et ils continuent de résister. Alors la vraie question est : est-ce qu’on écoute ces récits de résistance ? Est-ce que la langue est traitée avec responsabilité ? Ou est-ce qu’on assiste, encore une fois, à un festival occidental de plus, racontant « l’Orient » à travers un regard condescendant ?

Milk, la dernière création que vous avez présentée à Avignon, était une pièce d’images. Yes Daddy revient au texte. Pouvez-vous nous parler de votre manière d’écrire, et de la manière dont le texte s’articule avec les images que vous créez ?
© Khulood Basel

Bashar Murkus : Je considère le théâtre avant tout comme une forme visuelle. Milk et Yes Daddy sont deux œuvres très différentes dans leur manière d’utiliser le théâtre.

Avec Milk, nous sommes partis d’images visuelles fortes. Très vite, nous nous sommes rendu compte que la langue ne suffisait pas à contenir ce que nous avions devant nous. Mettre ça en mots nous semblait réducteur. On a écouté ce sentiment, et il est devenu partie intégrante du travail. Yes Daddy, à l’inverse, est né d’un texte écrit. Mais au-delà de la langue parlée, il y a aussi une langue visuelle, et c’est elle qui compte vraiment. Yes Daddy, c’est avant tout l’expérience de deux corps que l’on regarde. Et en ce sens, la pièce est plus proche de la performance que du théâtre traditionnel.

Pouvez-vous préciser la manière dont vous abordez les corps sur scène, notamment à travers la question de l’intimité ?

Bashar Murkus : Quand j’ai compris que ce qui m’intéressait, c’était de travailler avec les corps, le casting est devenu absolument central. Le théâtre est une forme de mensonge auquel le public accepte de croire. Mais quand il s’agit de corps, ce qui apparaît sur scène, ce sont des êtres humains réels, dans toute leur vérité.

Nous avons choisi deux acteurs extraordinaires. Makram Khoury est l’un des plus grands acteurs palestiniens de tous les temps. Il est sur scène depuis plus de cinquante ans et comprend pleinement que son corps est vu comme un sujet. Par ailleurs, il a une vraie curiosité à l’idée d’explorer son corps de cette manière. Anan Abu Jabir appartient quant à lui à une nouvelle génération d’acteurs. Il a une présence physique très marquée, avec une qualité de mouvement remarquable. Mais ce qui le rend vraiment singulier, c’est son intelligence. Il a une conscience aiguë du lien entre chacun de ses muscles et chacune des idées dans son.

Le fait de réunir ces deux corps, ces deux présences, a tout changé. Il y a eu des moments de peur, car le travail était très intime. Mais grâce à leur ouverture et à la manière dont ils ont abordé le processus, tout s’est fait naturellement, simplement, en toute sécurité — et sur scène, quelque chose de magique s’est produit.

Khulood Basel : Cette connexion entre eux existait dès le tout début. Récemment, mon téléphone m’a rappelé une photo prise lors de la première lecture. Makram s’était instinctivement placé derrière Anan et avait doucement posé sa main sur son épaule. Ils ne se sont même pas rendu compte que nous avions saisi cet instant, mais c’était d’une évidence totale. Cette image dit tout : le casting était le bon.


Yes Daddy de Bashar Murkus et Khulood Basel
Théâtre Benoît-XII
Festival d’Avignon
Du 24 au 26 juillet à 18h
Durée 1h14

Tournée
Les 6 et 7 novembre au Théâtre des 13 vents (Montpellier)

Texte et mise en scène de Bashar Murkus
Dramaturgie et production de Khulood Basel
Avec Anan  Abu Jabir, Makram J. Khoury
Scénographie de Majdala Khoury
Lumière de Muaz Al Jubeh
Direction technique – Moody Kablawi
Machinerie – Basil Zahran
Assistanat à la mise en scène – Nancy Mkaabal
Traduction française et anglaise pour le surtitrage – Lore Baeten

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