Elles s’appellent Zena, Tenei ou Rania. Un matin, elles ont débarqué à Beyrouth, le cœur plein d’espoir. Embauchées par des familles aisées pour devenir femmes de ménage, la réalité fut tout autre. Certaines ont patienté des semaines à l’aéroport, abandonnées dans les halls d’attente. D’autres se sont vu arracher leurs vêtements, confisquer leur passeport, couper les cheveux. Cloîtrées, privées de nourriture — un triangle de Vache qui rit ou les restes des poubelles. Elles ont connu l’humiliation, l’asservissement.

Puis la guerre est arrivée. Quand les familles ont fui, elles sont restées. Prisonnières des maisons désertées ou livrées à elles-mêmes, sans argent, sans vêtements, tentant de survivre à la misère et aux bombes. Leurs histoires, Ali Chahrour les porte aujourd’hui sur scène. Avec When I Saw the Sea, il offre un espace de mémoire et de réparation à ces récits de l’ombre. Un théâtre de la vérité nue, sans pathos.
Lumière crue, voix surgies de l’ombre
Le public entre, happé d’emblée. Une lumière blanche, aveuglante. Un spot braqué en plein visage, comme un phare dans la nuit. Puis un vrombissement sourd. Des pas feutrés. Et des voix. En arabe, en amharique. Le trouble est immédiat. La rétine encore cramée, les formes sur scène sont indistinctes. Les mots traduits illisibles, mais l’intonation suffit.
Par le chant et la danse, ces trois femmes entrent en résistance et dénoncent le système de la kafala, cette forme d’esclavagisme moderne qui, au Liban, assigne les travailleuses migrantes à la servitude. Ici, pas de décor, juste une estrade pour les musiciens. Presque pas de mots. La mémoire passe par le corps, le souffle, les silences.

À même le sol, les gestes se répètent – plier, servir, ramasser, s’effacer. Une mécanique qui broie. Cendrillons sans prince, condamnées à la survie. Souvent la mort sous les bombes, rarement l’échappatoire. Pourtant, elles ont survécu. Elles se sont enfuies, reconstruites. Deux d’entre elles ont aujourd’hui un foyer, des enfants. Debout sur scène, elles font entendre les voix de leurs sœurs disparues.
Leurs corps portent l’histoire. Leurs gestes, une mémoire que rien n’efface. Aucune n’est comédienne, elles ont appris avec Ali Chahrour. Leur présence est magnétique. Elles nous regardent. Elles nous traversent.
Danser les blessures, chanter la dignité
Dans ce rituel d’une grande délicatesse, tout se joue dans l’itération des gestes, l’usure des corps, les silences pesants. Dans ces voix presque d’outre-tombe qui raniment les absentes.
Accompagnées par la voix envoûtante de la chanteuse syrienne Lynn Adib, et par les textures sonores du musicien beyrouthin Abed Kobeissy, elles déroulent le récit de leur vie en éclats. Une chanson, un souffle, un râle suffisent. Tout est là : l’horreur, la dignité, l’indomptable volonté de vivre.
Par ce geste chorégraphique essentiel, When I Saw the Sea redonne corps et humanité à celles qu’on a voulu effacer. Sans fatalité. Une vérité crue, radicale. Une scène devenue espace de réparation.
Ali Chahrour magnifie ces présences. Il les fait héroïnes de leur propre histoire. Il ouvre une brèche. Il nous confronte à ce que nous préférerions ne pas voir. Et c’est bouleversant.
Envoyé spécial à Marseille
When I Saw the Sea d’Ali Chahrour
spectacle créé le 1 mai 2025 au Al Madina Theatre à Beyrouth
Tournée
11 juin 2025 au Théâtre Joliette à Marseille dans le cadre des Rencontres à l’échelle
5 au 8 juillet 2025 à La Fabrica dans le cadre du Festival d’Avignon
0 au 11 décembre 2025 aux Tanneurs, Bruxelles
Mise en scène et chorégraphie d’Ali Chahrour assisté de Chadi Aoun
Avec Tenei Ahmad, Zena Moussa, Rania Jamal
Musique composition et interprétation Lynn Adib, Abed Kobeissy
Direction technique et conception lumière – Guillaume Tesson
Scénographie d’Ali Chahrour, Guillaume Tesson
Régie son de Benoît Râve
Assistant direction technique – Pol Seif
Relecture – Hala Omran
Traduction en français – Marianne Noujeim