Comment avez-vous été entraînée dans cette aventure ?
Romane Bohringer : Ça ne vient pas de moi, au départ. D’habitude, mes projets naissent d’un noyau très intime. J’ai mis en scène mes amis il y a vingt ans à Avignon, mon père l’an passé… Cette fois, ce sont Anne Charrier et Caroline Verdu, directrice du Théâtre de la Pépinière, qui m’ont appelée. Anne avait lu cette nouvelle de Nicolas Mathieu et en avait acquis les droits. J’étais très impressionnée par son envie. Une comédienne qui ressent un tel besoin de dire un texte, qui s’en empare jusqu’à en faire une création scénique, c’est rare et bouleversant. C’est ce désir-là qui m’a d’abord touchée.
Vous connaissiez la nouvelle de Nicolas Mathieu ?
Romane Bohringer : Non, je l’ai découverte grâce à Anne, lors d’une première lecture de sa toute première adaptation. J’ai été frappée par la puissance de cette écriture à la fois hyperréaliste et presque tragique. Nicolas Mathieu répond ici à une commande de Marc Villard, des éditions In8, et se frotte au polar noir, avec ce portrait d’une femme abîmée par la vie, mais dont la vulnérabilité devient une force de récit. C’est très quotidien et, en même temps, ça touche à l’universel. Il a une manière singulière de parler des gens humbles, de décrire des existences cabossées, des solitudes aussi.
Vous avez hésité à vous engager ?
Romane Bohringer : Oui. J’avais peur de ne pas savoir comment porter cette nouvelle au plateau. Je ne suis pas adaptatrice. Ce n’est pas mon métier de transformer un texte en objet théâtral. J’avais du mal à imaginer comment donner corps à cette prose. Alors, j’ai proposé à Anne de travailler avec Gabor Rassov, mon complice au cinéma. Lui sait faire jaillir le désir des artistes d’un texte, aider à trouver la langue scénique. Ils ont retravaillé la nouvelle, l’ont réécrite entièrement à la première personne, en monologue. Petit à petit, le personnage de Rose s’est incarné. Quand ils m’ont présenté cette adaptation, j’ai enfin pu me projeter. Et surtout, j’ai cessé d’avoir peur.
Comment avez-vous abordé la mise en scène ?
Romane Bohringer : Je me suis concentrée sur le désir d’Anne. C’est elle le moteur. Mon rôle est de créer un espace sûr pour qu’elle explore librement son lien intime avec Rose. Anne dit souvent qu’elle aurait pu être cette femme-là. Elle porte en elle la mémoire de ses origines, de ces femmes qu’elle a croisées, parfois laissées derrière. « Je pense à des cousines, à des amies de jeunesse », m’a-t-elle confié. Il y a chez elle une sorte de filiation émotionnelle avec Rose, à la différence près qu’elle s’est extirpée de ce milieu. Je l’accompagne comme j’aimerais qu’on le fasse pour moi : en écoutant, en la regardant, en la suivant dans ce qu’elle ressent comme nécessaire à raconter. Je veux qu’elle soit libre. Qu’elle puisse habiter le texte avec son instinct et sa sincérité.
Vous parlez souvent de cette responsabilité de veiller sur les comédiens…
Romane Bohringer : Quand je mets en scène, je me sens investie d’une responsabilité presque maternelle. J’aime cette idée d’accompagner un acteur, de le protéger tout en lui donnant l’espace de création. Avec Anne, c’est pareil. J’ai besoin d’être là. Quand j’avais mis en scène mon père, je pensais pouvoir prendre du recul après la première. En fait, je suis restée présente à chaque représentation. C’est physique. Je respire avec eux.
Et Avignon ?
Romane Bohringer : C’est toujours éreintant et exaltant. J’ai connu tous les formats : le très off, l’off, le in… Mais on reste dans une ville entièrement vouée au théâtre pendant trois semaines. C’est beau, même si lancer un monologue en plein air au Théâtre des Halles, avec la lumière du jour, sans effets, sans boîte noire, c’est très engageant pour Anne. Jouer sans la protection de la scénographie, sans l’intimité d’un plateau où le noir protège, c’est une mise à nu. Mais le lieu est magique.
Parfois, la nature elle-même peut s’inviter dans la représentation et donner au spectacle une ampleur inattendue, du moins c’est ce que nous espérons. J’ai connu des soirs, lorsque je jouais dans La Tempête de Peter Brook, à la carrière Boulbon, où les éléments portaient la pièce plus loin que tout ce qu’on pouvait imaginer.
C’est d’autant plus vertigineux qu’actuellement, nous répétons en vue de la reprise à la rentrée au Studio des Champs-Élysées. Nous allons devoir nous adapter à la création en extérieur, notamment grâce à une résidence de quelques jours à l’Espace des arts, scène nationale de Chalon-sur-Saône.
Cette expérience réveille-t-elle chez vous un nouvel appétit de mise en scène ?
Romane Bohringer : Je ne sais pas où cela va me mener. Mais c’est une vraie source de joie. J’ai longtemps tourné autour de moi-même, me nourrissant au plateau de ce que je suis. Aujourd’hui, accompagner d’autres comédiens, construire avec eux, ça m’anime. Depuis L’Amour flou, c’est comme une troisième naissance.
La première quand je suis venue au monde, la deuxième quand j’ai découvert le métier d’actrice, et cette troisième aujourd’hui, en passant derrière la caméra ou au cœur de la mise en scène. J’ai encore peur de ne pas être légitime, mais l’envie est plus forte. J’aime être sur un plateau, entourée d’une équipe, créer un objet ensemble. C’est une énergie de troupe que je découvre un peu tard, mais qui me nourrit comme jamais.
Rose Royal, librement adapté de la nouvelle de Nicolas Mathieu parue aux éditions in8, 2019.
Théâtre des Halles – Festival Off Avignon
du 5 au 26 juillet 2025 – Relâches les mercredis 9, 16 et 23 juillet 2025
à 21h30
durée
Adaptation d’Anne Charrier et Gabor Rassov
Mise en scène Romane Bohringer assistée d’Aurélien Chaussade
Avec Anne Charrier
lumières de Thibault Vincent
costumes de Céline Guignard-Rajot