Une lumière diffuse, de clair-obscur, éclaire un plateau vide, habité seulement par l’immense rocher imaginé par Peter Pabst. D’abord, le silence. Puis deux hommes s’avancent à pas feutrés. À la main, une bouteille en plastique vide. D’un même geste, synchrones, leurs bras tracent de brusques moulinets. Un vent naît de ce frottement. Un troisième interprète les rejoint, brandissant deux bâtons avec lesquels il fend l’atmosphère.

Puis, tout s’arrête. La musique surgit, nerveuse, hyper-rythmée. Le plateau s’anime. La danse peut commencer. Les corps s’élancent, traçant des diagonales, traversent l’espace, se tordent, repartent. Vollmond est là. Toujours là. Dix-neuf ans après sa création, plus vivant que jamais.
De l’eau comme s’il en pleuvait
Dans le paysage chorégraphique de Pina Bausch, cette pièce-monde, créée en 2006, trois ans avant sa mort, est un point d’orgue. Fresque géante, tableau saisissant, où la vie et l’amour jaillissent, éclaboussent, ruissellent. Œuvre aquatique, l’eau n’est pas un simple décor, mais une matière vivante faite de souffle, de tension et de relâchement. Elle tombe des cintres, ruisselle sous le rocher, est lancée à grands seaux par des interprètes qui retrouvent, comme par enchantement, une joie brute et enfantine. Rien ici n’est naïf. Tout est langage.
Car chez la chorégraphe allemande, la danse fait théâtre. Elle dit l’amour, celui qui consume, qui blesse, qui échappe. Elle évoque le couple, dans toutes ses tentatives, ses heurts, ses maladresses. Des femmes traversent la scène comme des météores de désir, séduisent, s’en vont. L’une se claque la poitrine, l’autre croque une carotte. Toutes égrènent quelques phrases, amères ou enjouées, toujours fugitives. C’est cruel, souvent drôle, parfois tragique. On rit devant ce couple qui s’embrasse façon pivert, à grands coups de becs tendres.
L’amour dans tous ses états
Le plateau devient terrain de glisse, de lutte et de volupté. Les chemises se collent aux torses, les robes longues épousent les courbes, le sol se fait glissant, liquide. Et pourtant, jamais les danseurs ne lâchent prise. Mieux, ils s’en nourrissent. L’eau les emporte. Et parfois, dans un simple centimètre d’eau, ces corps nagent, comme portés par un courant invisible. Ils ondulent, s’étirent, flottent à même le plateau. La danse-théâtre de Pina trouve ici un terrain fertile pour se déployer et nous emporter.

Ce qui sidère, à chaque reprise de ses œuvres depuis sa mort, c’est l’intemporalité du geste. Rien n’a vieilli. Ou plutôt tout a gagné en gravité. Les figures historiques — Julie Anne Stanzak, Ditta Miranda Jasjfi, Azusa Seyama-Prioville — portent la mémoire du mouvement. À leurs côtés, les nouveaux venus trouvent peu à peu leur place dans ce théâtre de l’intime. Ils s’imprègnent de cette langue à la fois dansée et parlée, charnelle et poétique, où chaque point de suspension, chaque éclat de rire, chaque larme est un geste millimétré et pensé.
Là où d’autres œuvres s’émoussent, Vollmond s’élargit, s’épaissit avec le temps qui passe et le monde qui tourne. Matière vivante, l’œuvre de Pina Bausch nous parle encore. Et toujours.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Vollmond de Pina Bausch
Création 11 mai 2006 à l’Opernhaus Wuppertal
Tournée
9 au 23 mai 2025 au Théâtre de la Ville
Mise en scène et chorégraphie de Pina Bausch – Tanztheater Wuppertal Pina Bausch
Scénographie de Peter Pabst
Costumes de Marion Cito
Collaboration Musicale -Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider
Collaboration – Marion Cito, Daphnis Kokkinos, Robert Sturm
Musiques d’Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits
Direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch + Terrain Boris Charmatz
Direction des répétitions – Daphnis Kokkinos, Robert Sturm
Avec 12 danseurs du Tanztheater Wuppertal