Maguy Marin © Tim Douet
Maguy Marin © Tim Douet

Maguy Marin : la rage et l’engagement comme moteur

Du 13 mars au 28 mai 2025, Les Célestins – Théâtre de Lyon consacre un portrait en trois temps à Maguy Marin : May B, sa création fondatrice, Singspiele, solo troublant sur l’effacement et les identités, et Deux Mille Vingt-Trois, pièce coup de poing en prise directe avec l’état du monde. Trois angles d’attaque pour approcher une œuvre traversée par la rage et le souci du réel.

Quand Maguy Marin parle, elle ne s’embarrasse pas de formules toutes faites ni de circonvolutions inutiles. Comme dans son écriture chorégraphique, l’approche est frontale, radicale, presque minimaliste. Tout est pensé et pesé. Chaque mot, chaque virgule semble émerger d’une pensée dense, en mouvement. Sa voix posée, son ton clair, presque enjoué, est traversé par un léger accent toulousain qui l’ancre et la nuance. Il y a là une manière ferme, mais non brutale, de dire le monde, comme si toute parole engageait le corps et comme si l’on ne pouvait créer sans d’abord prendre position.

May B de Maguy Marin © hervé Deroo
May B de Maguy Marin © hervé Deroo

Depuis plus de quarante ans, son œuvre est traversée par cette urgence de rendre visible ce qui nous dévore à force d’être tu. « Depuis que je suis née, il n’y a pas eu beaucoup d’amélioration. Aujourd’hui encore, c’est l’horreur. Des enfants, des femmes meurent tous les jours, sous les coups d’autres. C’est insoutenable. » Ce constat, elle ne le théorise pas, elle l’éprouve dans sa chair. Et c’est là que la danse intervient, non comme un remède, mais comme une tentative, un cri, un territoire de friction.

À l’écouter, on comprend vite qu’il n’est pas question ici d’une carrière, mais d’un combat. Créer, chez elle, ne relève ni du projet, ni du style, mais d’une manière d’habiter le réel, de l’affronter, de lui opposer des formes. De ce dialogue souvent heurté naissent des pièces comme des éclats, où le grotesque côtoie la douleur, où le burlesque s’arrime au politique. Un théâtre de danse à vif.

Ce n’est pas anodin si May B, pièce fondatrice créée en 1982 et inspirée de Beckett, a mis du temps à être reconnue et continue à résonner d’une génération à l’autre. « À l’époque, cette danse-là n’était pas de la “belle danse”. C’était sale, appuyé sur du théâtre. » Aujourd’hui, elle fait figure de pierre angulaire, indissociable de son parcours. « Elle contient quelque chose de très fondamental. Elle dit le temps, elle dit le corps. Elle résiste. »  

Ses créations se sont peu à peu radicalisées dans leur forme et dans leur propos. Elle parle d’une « forme de rage » qui sous-tend l’ensemble de son parcours. Cette colère n’est jamais un ornement, elle est une structure, un moteur. Ses œuvres ne racontent pas des histoires, elles creusent des lignes de faille, des points de rupture. La beauté y est possible, mais jamais décorative.

Deux mille vingt trois de Maguy Marin © Blandine Soulage
Deux mille vingt trois de Maguy Marin © Blandine Soulage

Face aux violences systémiques, au brouillage des discours, à la disparition progressive du sens, Maguy Marin affirme une posture de veilleuse. Dans Deux Mille Vingt-Trois, elle choisit la frontalité : les noms sont dits, les figures politiques désignées, les dominations exposées. Le théâtre devient alors un lieu de désenvoûtement : « Donner forme à quelque chose qui puisse se partager au sujet de ce monde-là, ce n’est pas si simple. Les intentions, c’est bien, mais trouver une forme qui cible précisément quelque chose, c’est compliqué. »

Pour elle, l’art ne peut se contenter de flatter. Il doit déranger, déplacer, éroder les certitudes. Et si le spectateur résiste tant mieux. « Ce n’est pas de la provocation, c’est juste ne pas édulcorer. Il faut lutter contre cette indifférence incroyable que nos vies, nos propres vies, nous fabriquent. » Ce qui la pousse à revenir sur Les applaudissements ne se mangent pas, une pièce de 2002 sur les ravages de l’impérialisme des USA sur l’Amérique latine : « Je pense qu’on est passé à côté de ce contexte politique il y a vingt ans. Aujourd’hui, je veux qu’on l’entende. »

Dans cette logique, la réception d’une œuvre devient aussi politique. Elle se dit agacée par les standing ovations systématiques, non par snobisme, mais parce qu’elles deviennent un rituel vide de sens. «On sentraîne les uns les autres dans des enthousiasmes terribles. On ne pense plus à ce quon regarde.»

Singspiele de Maguy Marin © Stéphane Rouaud
Singspiele de Maguy Marin © Stéphane Rouaud

Maguy Marin le dit sans hésitation : l’art est un terrain de lutte. Pas seulement symbolique. Créer aujourd’hui, c’est se battre contre les coupes budgétaires, contre l’étouffement organisé, contre la dépossession du sens. «On est dans un moment où lon refait lhistoire où on en gomme les aspérités, les luttes. Lart doit résister à cette ambiance générale.»

Elle-même est fille de résistants. Ses parents ont fui l’Espagne franquiste. Cette mémoire l’habite comme une impulsion vitale. «Ce que je produis, si je n’étais pas artiste, je le produirais autrement. Cest plus fort que moi.» Elle refuse les assignations, les définitions figées, le confort des étiquettes. Ce qu’elle défend ? Une vigilance active, un refus de se couler dans les moules imposés.

En présentant aux Célestins à la demande de son directeur Pierre-Yves LenoirMay B, Deux Mille Vingt-Trois, Singspiele, l’artiste se dévoile en creux à travers trois époques, trois formes, trois résistances. « Ce sont des facettes d’une même attaque. Comme lorsqu’on tente d’attaquer une paroi par différents endroits. Le souci est le même. »

À 73 ans, Maguy Marin continue de créer avec la même exigence, la même indocilité, la même foi dans la puissance du plateau. Une manière d’habiter le présent. De tenir debout et inlassablement, de remettre du vivant là où s’installe la nuit.


trois spectacles de Maguy Marin
Les Célestins, théâtre de Lyon
4 Rue Charles Dullin
69002 Lyon

du 13 au 28 mai 2025


May B
du 13 au 17 mai 2025
Chorégraphie de Maguy Marin
avec Kostia Chaix, Kaïs Chouibi, Lazare Huet, Louise Mariotte, Lisa Martinez, Alaïs Marzouvanlian, Lise Messina, Isabelle Missal, Rolando Rocha, Ennio Sammarco
musiques originales de Gavin Bryars, Gilles de Binche, Franz Schubert
costumes de Louise Marin
lumière d’Alexandre Béneteaud & Albin Chavignon
assistant – Ulises Alvarez
régie générale – Albin Chavignon


Singspiele
du 20 au 28 mai 2025
conception de Maguy Marin, Benjamin Lebreton, David Mambouch
chorégraphie de Maguy Marin
avec David Mambouch
scénographie de Benjamin Lebreton
lumière d’Alexandre Béneteaud
création sonore de David Mambouch
régie générale de Rodolphe Martin
assistanat costumes – Nelly Geyres

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