Adaptée du Seigneur des porcheries, premier roman devenu culte de Tristan Egolf paru en 1998, la pièce raconte la grève mythique (et fictive) d’une bande d’éboueurs de Baker, petite bourgade ordinaire du Midwest. Mais sous la plume et la direction de Paul Balagué, cette ville n’est plus vraiment américaine. Elle devient un « patelin typique du monde occidental » – indice d’une charge universelle, féroce et jubilatoire, contre un certain ordre établi et le sacro-saint capitalisme qui gangrène nos sociétés.

Dès les premières minutes, le ton est donné. Un solo poétique de guitare électrique ouvre le bal de ce manifeste scénique, suivi de l’irruption d’une bande punk et goguenarde – les sept camarades du défunt John Kaltenbrunner, figure centrale de la révolte. Ils dédient leur performance aux « torchons, aux boueux, aux raclures de bidet de ce monde », et remercient ironiquement tout ce qui a rendu le spectacle possible. Tout d’abord la directrice du théâtre, puis les pompiers, leurs grands-mères, Vincent Bolloré (« pour l’inspiration »), le Puy-du-Fou, les enfants en Afrique (« pour les métaux rares »)… Nihilisme, ironie grinçante, rage et autodérision : la machine est lancée.
Esprit de bande
Sur scène, les sept comédiens interprètent à tour de rôle le mystérieux John Kaltenbrunner dont ils font une sorte de récit biographique. Si tant est qu’il ait vraiment existé ? Sur scène, l’ex gamin du Midwest apparaît d’abord sous les traits du comédien François Chary (formidable), avant d’être joué par ensuite par d’autres — une manière de montrer, sans doute, que John est demeuré insaisissable.
Mais, contrairement à de nombreux romans, celui de Tristan Egolf ne comporte aucun dialogue. C’est donc sous la plume de Paul Balagué, que chaque personnage peut trouver sa voix. Cette liberté d’écriture offre à chaque scène des pas de côtés explosifs et savoureux ! Comme lorsque, Katelbrunner, harcelé dans son adolescence (c’est, comprend-on, ce qui lui donnera la rage de s’élever plus tard contre l’ordre établi de Baker, et donc de déclencher la grève), prépare une vengeance aux côtés de son ami imaginaire, Super poulet. « Les humains, c’est la guerre », clame ce dernier, incarné par l’excellent Ghislain Decléty. Avant de mimer une vraie-fausse scène de guerre — hilarante — pendant cinq minutes.
Un réquisitoire brûlant

C’est sans doute cette absence de texte qui permet à la pièce, et aux comédiens, de briller. L’épopée de John Katelbrunner y est racontée par le biais de tous les genres artistiques. Certaines scènes ainsi prennent des airs de stand-up, de cabaret, tandis que d’autres sont dansées, explosives, voire prennent des airs de jeux vidéo, façon Street fighter. Les dialogues sont tout aussi libres. D’une scène à l’autre, le metteur en scène étrille, dans une multiplicité de références plus ou moins célèbres, notre société capitaliste, Emmanuel Macron, la montée de l’extrême droite, la guerre menée contre les pauvres….
L’ensemble de ce réquisitoire accuse parfois quelques longueurs et souffre, par endroits, de maladresses d’écriture. C’est le cas lors de cette scène, dérangeante, durant laquelle on peut voir une bande de chômeurs — des électeurs d’extrême droite ? — , clamer un mélange d’idioties réactionnaires dans l’ère du temps. Pourquoi mettre ces mots-là dans la bouche des pauvres, alors qu’ils sont, dans la vraie vie, tenus sur des plateaux de télévision ? Malgré ces égarements, Le Seigneur des porcheries continue son cheminement inéluctable, en œuvre absurde, détraquée et explosive, comme une bête immonde et boursouflée, qui aurait absorbé et mal digéré toutes les dégueulasseries du monde contemporain. Ce n’est que dans sa fin, après avoir vu sous toutes ses coutures ce gloubi-boulga créé à partir du plus moche de la civilisation occidentale, que l’un des personnages suggère finalement : « Il n’appartient qu’à nous de briser le cycle ». Tout un programme.
Emma Poesy
Le Seigneur des porcheries, d’après Tristan Egolf
Par Paul Balagué et la Cie en Eaux Troubles
MC93
Du 8 au 18 mai 2025
Durée 5h entracte compris
Adaptation et mise en scène de Paul Balagué
Créée et interprétée par François Chary, Lucas Goetghebeur, Ghislain Decléty, Martin van Eeckhoudt, June van der Esch, Sandra Provasi, Damien Sobieraff et Grégoire Léauté (musique)
Lumière de Lila Meynard avec l’aide de Rachel Aroutcheff
Musique de Christophe Belletante, Sylvain Jacques, Grégoire Léauté
Costumes de Marie Vernhes avec l’aide de Pauline Juille et Marie Delaroque
Régie générale et son – Théo Errichiello
Scénographie, régie plateau et construction – Mathieu Rouchon, Antoine Formica & Klore Desbenoit
Collaboration à l’écriture et à la mise en scène – Paul-Éloi Forget
Assistanat à la mise en scène – Pauline Legoëdec, avec l’aide d’Antoine Demière