Le mistral s’est levé sur la cité située aux portes du Luberon, connue dans le monde entier pour ses fameux melons. Il souffle fort, ce vent capable de « décorner les bœufs », comme on dit ici. Dans les rues, tout s’envole. Mais à la MJC de Cavaillon, les festivaliers se sont réfugiés pour découvrir Au Non du père d’Ahmed Madani. La pièce est proposée dans le cadre de Confit !, par la Bande du futur, un comité engagé de jeunes programmateurs âgés de 12 à 17 ans. Troisième édition, troisième sélection, et toujours cette envie de partager, de surprendre.
Dans ce cocon fonctionnel, l’ambiance est chaleureuse. Les gens se connaissent, échangent leurs impressions sur les spectacles de la veille et donnent quelques conseils pour la suite de cette manifestation, qui va titiller les papilles jusqu’à dimanche.
Road-movie pâtissier

Ahmed Madani et Anissa accueillent un à un les convives. Pour l’occasion, le plateau de la MJC s’est transformé en cuisine de fortune. Au centre : un plan de travail en inox, quelques ingrédients ; à l’arrière-plan, un four. Pas de décor superflu.
La jeune femme découverte dans F(l)ammes ne joue pas. Comédienne, elle ne l’est pas et ne cherche pas à l’être. Si elle est sur scène ce soir, c’est pour raconter son histoire : celle d’un père disparu avant même sa naissance qui a toujours refusé de la reconnaître. De cette blessure ancienne, devenue quête, elle fait, poussée par la pugnacité du metteur en scène, matière à théâtre. Avec pudeur, humour et une pointe de gourmandise, elle déroule un road-movie intime, au fil duquel elle pétrit les souvenirs et touille le réel. À ses côtés, à sa demande expresse, Ahmed Madani veille. Complice bienveillant, il accompagne sans diriger, laisse le fil de l’émotion se dérouler sans jamais le rompre.
Le public, lumière allumée, est le témoin privilégié, le confident d’un soir. Anissa s’adresse à lui directement, avec une liberté sans fard. Elle est sur scène comme dans la vie : sans filtre. Une phrase suspendue glace l’air : « Fermez les yeux et pensez au meilleur et au pire souvenir avec votre père. » Silence. Puis, les premières anecdotes arrachées au public détendent à nouveau l’atmosphère.
Pendant ce temps, l’odeur du chocolat fondant et des pralines en train de cuire flotte dans la salle. Le spectacle se savoure littéralement. Sans artifice autre que celui de la vie, Au Non du père tisse un lien rare. Un théâtre du présent, certes un peu bavard, mais où la parole fait scène, et où le réel devient récit. La soirée s’achève avec une poignée de pralines dans une main, un fondant dans l’autre. Douceur et mémoire mêlées.
Le deuil était dans le blé

La nuit est passée. Un nouveau jour se lève sur La Garance. Cette fois, le public — une quarantaine de personnes, pas plus — s’installe dans une salle tamisée, où deux rangées de chaises, disposées face à face et séparées par un couloir, l’attendent. Hiba Najem y circule, regarde, sourit. Elle brise la glace avec du pain à la fleur d’oranger, accompagné d’une boisson mentholée. À l’arrière, sur un réchaud, mijote déjà le repas qui viendra clore la performance. Les effluves d’ail et d’épices mettent l’eau à la bouche.
Avec Freekeh, la metteuse en scène libanaise poursuit sa série de performances culinaires. Elle y évoque la mort de sa tante Souad à travers le plat qu’elle affectionnait : une céréale verte et fumée, chargée d’histoire, symbole de résistance au Liban, en Palestine, et dans toute la région.
Créé au Liban, ce rituel funéraire réinventé se réécrit ici, en France. Hiba Najem change de langue, mais pas d’élan. À travers les messages vocaux laissés par sa tante, elle propose de prendre le temps, d’écouter, de transformer le deuil en partage. Pas de tristesse figée. Il s’agit d’éplucher l’émotion, de confire une douce bienveillance dans la marmite — et dans les cœurs.
Le public participe, coupe des légumes, allume des bougies, tend l’oreille à l’accordéon de Samah Boulmouna. La peine devient joyeuse mélopée. La cuisine devient mémoire. Et la scène, transformée en table des quarante jours de deuil, devient lieu de consolation.
Science, agriculture et art font table commune

À peine le freekeh dégusté, lla journée se poursuit. Dans le foyer de La Garance, deux grandes tables basses, quelques verres, des bouteilles de kéfir maison — du pourpre au rose pâle, évoquant un coucher de soleil — annoncent la suite.
Nous sommes le 23 mai. C’est ici que débute A Tavola !, l’un des projets lauréats du programme Érable, porté par les ministères de la Transition écologique et de la Culture. Pas de grands discours, mais une volonté claire : faire récit commun de la biodiversité dans les territoires.
Imaginé entre autres par la metteuse en scène italienne Floriane Facchini, en collaboration avec le Citron Jaune et La Garance, A Tavola ! mêle enquête culinaire et exploration territoriale. Pendant deux ans, entre Luberon et Alpilles, elle inventera des recettes à partir du paysage, des saisons, des rencontres. Une manière sensible d’entrer dans des enjeux complexes : climat, agriculture, pollutions. Par le goût, par le geste, par l’écoute. D’échanges en réflexions, les différentes protagonistes de cette aventure, à la fois institutionnelle et militante, feront cause commune pour réinventer demain.
Ici, il ne s’agit pas de “transition”, mais de “redirection écologique”. L’idée n’est pas de chercher à tout prix à conserver nos modes alimentaires, mais de bifurquer, de renoncer, de réaffecter. Dans une ambiance conviviale, artistes, chercheurs (comme Rodolphe Sabatier, de l’INRAE), lycées agricoles, agriculteurs et habitants échangent autour de la table. La recette devient récit. La cueillette, un acte politique.
Le projet se déploiera jusqu’en 2027, avec performances, ateliers, “mises en bouche”. Son horizon ? Un grand banquet d’avenir, co-imaginé avec la cheffe étoilée Nadia Sammut. En attendant, on goûte un kéfir aux orties et au sureau, et une forêt noire revisitée — pois chiches et noisettes locales. Et la table devient studio de Radio Grenouille, pour prolonger le partage.
Un conte écologique aux saveurs d’algues

Peut-on sauver le monde depuis sa cuisine ? C’est le pari que fait REPAS DE MER, performance culinaire et écologique imaginée par Sien Vanmaele, de la compagnie néerlandaise Laika. Remplacée à La Garance par Annelotte van Aarst, l’artiste nous invite à une dégustation poétique et politique autour des algues. Les spectateurs, installés en vis-à-vis sur deux niveaux, deviennent convives. Au menu : laitue de mer, violettes croquantes, beurre de matelot… Et chaque bouchée convoque un futur possible pour nos assiettes.
Le texte, en néerlandais surtitré, est limpide et précis. Il évoque un supermarché sans plastique, un océan blessé mais encore plein de promesses, tant ses vastes ressources n’ont été qu’explorées à la marge. Le repas devient rituel. L’écologie se fait sensuelle, concrète. Une invitation à ressentir autrement le monde.
Avec ce triptyque entamé en 2023, après Witlof from Syria et Les Ateliers de cuisine en préparation de la fin du monde, Sien Vanmaele poursuit une œuvre engagée, joyeusement décalée. Ici, on ne culpabilise pas : on goûte, on rit, on pense. L’angoisse se digère avec un kéfir à la spiruline. Et l’on repart, l’estomac rassasié, l’imaginaire stimulé. Demain, qui sait ? On osera peut-être réinventer le repas de famille.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial à Cavaillon
Festival Confit !
La Garance – Scène nationale de Cavaillon
du 20 au 25 mai 2025