Autophagies d'Eva Doumbia © Argenis Apolinario - Cie La Part du pauvre
© Argenis Apolinario - Cie La Part du pauvre

« Autophagies », le néocolonialisme dans l’assiette

Invitée par le Théâtre Public de Montreuil dans le cadre de son deuxième « Quartiers d'artiste », Eva Doumbia a repris le spectacle, présenté à Avignon en 2021, qui révèle la dimension coloniale de notre alimentation.

Quelle violence se cache derrière le plaisir des papilles ? Pourquoi la cuisine du monde est en fait une cuisine de la mondialisation ? Pourquoi ne sait-on presque rien de la cuisine pré-coloniale africaine ?

Autophagies d'Eva Doumbia © Cie La Part du pauvre
© Argenis Apolinario – Cie La Part du pauvre

Accompagnée d’Olga Mouak et Yuika Hokama, d’un danseur (Bamoussa Diomande), d’un musicien (Lionel Elian) et du chef et comédien Alexandre Bella Ola, Eva Doumbia devient maîtresse de cérémonie et s’aventure sur un terrain complexe. Comment passe-t-on de la culture ingrate et sous-payée du cacao au carré de chocolat ? Quand une tablette est en promotion, qui en paie le prix ? Dans cette pièce exigeante, la dramaturge montre combien les rapports entre pays du « Sud » et riches pays du « Nord » restent caractérisés par l’exploitation. Spécialisées dans une culture, les anciennes colonies font office de succursale pour les puissances occidentales. Le Côte d’Ivoire pour le cacao, le Rwanda pour le thé, le Vietnam pour le riz…

Dans Autophagies, toute l’équipe prend la parole. Chacun témoigne, chacun partage, chacun questionne. Les recettes camerounaises viennent-elles vraiment du Cameroun ? Quelle relation une réunionnaise peut-elle avoir avec le sucre quand l’ombre des plantations esclavagistes n’est jamais loin ? Pourquoi faut-il absolument finir son bol de riz au Japon ?

Après Le Iench présenté en janvier au TNS et repris début mars au Théâtre public de Montreuil, Eva Doumbia fait donc le pari du réel dans ce qu’il a de plus vertigineux. Pourtant, la poésie caractéristique de la dramaturge n’est jamais bien loin.

Autophagies d'Eva Doumbia © Argenis Apolinario - Cie La Part du pauvre
© Argenis Apolinario – Cie La Part du pauvre

Entre témoignages, documentaires et cérémonies, la pièce entend redonner vie à la dimension symbolique de la nourriture. Loin d’un besoin vital ou d’un simple plaisir gustatif, ce qui se dessine dans nos assiettes, c’est un rapport de force. Entre exploitation coloniale et crise écologique, il semble difficile d’envisager une consommation insouciante. La responsabilité, diluée dans un quotidien, reprend ici toute la charge qui lui revient. À l’accablante réalité matérielle répond une spiritualité bienvenue. Entre les textes d’Armand Gauz et Eva Doumbia s’esquissent par exemple des bribes d’entretiens vidéo avec un cultivateur de cacao.

Comment retrouver du sacré dans le geste le plus prosaïque : manger ? C’est avec la force du collectif qu’Eva Doumbia entreprend sa démarche. L’assemblée est invitée à prêter serment mais également à joindre l’équipe à l’issue de la représentation dans un grand repas : un mafé. C’est sans doute là le tour de force de cette pièce qui prend plaisir à mêler les disciplines artistiques ; recréer du collectif là où la nourriture permet souvent une affirmation individuelle. Les goûts et les couleurs sont ici les ingrédients d’un même tout car derrière la variété de nos papilles, il y a une même réalité. La cérémonie devient alors un prétexte pour en prendre la mesure.

On peut parfois reprocher au spectacle un petit manque de liant. Entre un ton quasi documentaire et l’incantatoire sentencieux, il y a un gouffre. Mais cette ambition a le mérite de laisser une trace. En brouillant les frontières de son spectacle, Eva Doumbia parvient finalement à renvoyer le public à sa propre agentivité. Finalement, nous sommes bien les acteurs de cette grande autophagie.


Autophagies d’Armand Gauz et Eva Doumbia
création Festival d’Avignon 2021
Présenté au Théâtre Public de Montreuil du 3 au 7 avril 2024

Tournée
25 mai 2024 au Pavillon à Romainville

Mise en scène Eva Doumbia assistée de Sophie Zanone et Karima El Kharraze
Avec Alexandre Bella Ola, Bamoussa Diomande, Eva Doumbia, Lionel Elian Olga Mouak et Yuika Hokama avec la voix de Fargass Assandé
Musique originale et chants de Lionel Elian
Cuisine d’Alexandre Bella Ola (restaurant Rio dos Camaraos)
Chorégraphie de Massidi Adiatou
Scénographie et costumes de Sylvain Wavrant
Création lumières de Stéphane Babi Aubert
Régie générale de Loïc Jouanjan
Régie lumière d’Yannick Brisset
Vidéo de Sandrine Reisdorffer
Images de Charles Ouitin et Lionel Elian
Son de Cédric Moglia
Collaboration artistique de Fabien Aïssa Busetta

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