Vous partagez ce duo avec le violoncelliste Pierre Le Bourgeois. Comment est née cette complicité artistique ?
Ashley Chen : Pierre et moi, on s’est rencontrés en 2010, lors de la création d’Octopus de Philippe Decouflé. À l’époque, il collaborait étroitement avec Nosfell, qui assurait la création musicale et jouait en live. Pierre était dans l’équipe, très impliqué, très à l’écoute. C’est comme ça qu’on a accroché. Depuis, on ne s’est plus quittés et on a presque tout fait ensemble. Le premier duo, c’était Habits / Habits, en 2013, la première pièce portée par ma compagnie Kashyl. Dégringolade, c’est un prolongement, une suite naturelle.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer ce nouveau duo ?

Ashley Chen : J’ai pris comme point de départ la mémoire, notamment celle de l’interprète. Je trouve qu’elle est essentielle dans tout processus de création, mais pas assez mise en avant. Il s’agit de ces souvenirs, de ces moments qui façonnent notre manière d’être sur un plateau. Et comme j’ai l’habitude de réfléchir très tôt aux idées avec des gens de confiance, Pierre s’est naturellement imposé.
Avec lui, on peut tout remettre en question. On est partis de cette mémoire du corps, puis on a glissé vers quelque chose de plus personnel : nos souvenirs communs, notre rencontre, notre complicité. Ce qu’on raconte, ce n’est pas une autobiographie, c’est une histoire d’amitié universelle. Deux artistes qui parlent de leur métier, mais ça pourrait tout aussi bien être deux plombiers ou deux amis d’enfance.
Comment avez-vous travaillé tous les deux ?
Ashley Chen : J’ai d’abord passé du temps seul en studio, à faire remonter des souvenirs, comme quand je jouais le cochon à six ans, ou mes premières improvisations à quatorze. Pierre, lui, est arrivé avec une fugue de Bach qu’il a complètement déconstruite. Il est passé par du free jazz, des réminiscences de ses débuts, des souvenirs de scènes rock… Il a brassé toute sa mémoire musicale. On ne voulait pas faire une musique sur une chorégraphie, ni l’inverse. On a composé une partition vivante, hybride. Je danse, je chante, il joue, il bouge. On discute, on cherche des frottements, des rebonds. C’est un vrai tissage.
Ce lien entre le corps et l’instrument, il se construit comment ?

Ashley Chen : Par des traversées. Il est venu sur mon terrain, je suis allé sur le sien. Ensemble, on joue avec les codes, on casse les attentes. On ne cherche pas à illustrer l’un par l’autre, mais à faire émerger une résonance sensible, organique. C’est ça qui nous intéresse.
Vous évoquez dans la pièce plusieurs figures chorégraphiques. Certaines vous ont-elles particulièrement marquées ?
Ashley Chen : Oui, évidemment. Il y a Merce Cunningham, avec qui j’ai dansé très jeune. À l’époque, je ne comprenais pas vraiment la portée de son travail. Ce n’est qu’au bout d’un an et demi que j’ai eu un déclic. Il y a aussi Boris Charmatz, Angelin Preljocaj, Christian Rizzo, Fabrice Dugied, Mie Coquempot, Philippe Tréhet… Certains sont moins connus, certains sont partis. Je ne les cite pas forcément dans la pièce, mais j’évoque les moments où leur travail a changé ma manière de voir le plateau, la danse, la vie. Je parle aussi de choses plus personnelles, comme ma première histoire d’amour ou des souvenirs avec ma femme. Dégringolade, c’est une traversée de ce qui reste, de ce qui nous construit.
Ce titre, Dégringolade, d’où vient-il ?

Ashley Chen : J’adore ce mot. Il a une sonorité enfantine, presque burlesque. Et il dit quelque chose de la danse : tomber, se rétablir, recommencer. C’est ce qu’on fait sans cesse. C’est aussi une image de la vie. On tombe, on se relève, on continue. Et puis ce mot me faisait sourire. Il évoque le jeu, l’espièglerie. C’est important pour cette pièce. On joue beaucoup, on ne cherche pas à être grave. Juste à être justes.
Quels sont vos projets en ce moment ?
Ashley Chen : Je travaille sur une grande fresque chorégraphique intitulée La croissance exponentielle des petites erreurs. C’est une pièce inspirée par la théorie du chaos, par ces systèmes dynamiques imprédictibles. J’essaie de voir comment cette logique peut s’appliquer au plateau, à l’humain. J’ai commencé à expérimenter avec des publics très variés : des jeunes en quartiers défavorisés, des danseurs new-yorkais, des artistes en situation de handicap avec L’Oiseau-Mouche… Je travaille aussi avec Christophe Letellier, un physicien chaoticien, qui m’aide à comprendre certains principes. C’est encore en recherche, très ouvert, un peu chaotique forcément — mais passionnant. Ce que je cherche, c’est que l’art reste poreux au monde.
Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
Dégringolade ou l’art de rester debout d’Ashley Chen & Pierre Le Bourgeois
Vu le 13 décembre 2024 au Regard du cygne dans le cadre du festival Danse Signes d’automne 2024.
Durée : 50 mn
Tournée
4 juin 2025 à Tours d’Horizons, Festival du Centre Chorégraphique National de Tours
Chorégraphie et interprétation d’Ashley Chen
Création musicale et interprétation – Pierre le Bourgeois
Regards extérieurs – Magali Caillet-Gajan, Julien Monty, Peggy Grelat-Dupont et Marlène Saldana