Visage d’ange, longs cheveux bruns, regard sombre, Geoffrey Rouge-Carrassat semble appartenir à un autre temps. Dans un café près de Bastille, il observe, écoute, se tait. Chaque mot est pesé, déposé avec soin. « Les choses ne sont jamais isolées les unes des autres. Le jeu, l’écriture, la mise en scène… Tout est arrivé en bloc », souffle-t-il. Pourtant, sur scène, l’apparente douceur se mue en fièvre. À 29 ans, l’artiste déploie un théâtre de l’intime, brut, traversé d’élans fulgurants et de silences habités.

Le goût du théâtre est venu tôt. D’abord, des spectacles improvisés avec ses cousins en vacances, ou avec ses camarades à la récré. Puis, une professeure de français lui offre un abonnement pour voir trois spectacles avec un adulte de son choix. Il entraîne sa mère voir les Frères Taloche, un Marivaux déjanté, et un cirque de cartons et de baguettes de pain. « Là, j’ai compris qu’un spectacle pouvait tout mélanger », se souvient-il. La salle obscure allume en lui une lumière qui ne s’éteindra plus.
Construire son propre chemin
Formé au Conservatoire de Paris, après des années d’ateliers en Rhône-Alpes, Geoffrey Rouge-Carrassat refuse très vite d’être uniquement interprète. « Je voulais choisir ce que je portais sur scène et pas uniquement comment je le portais sur scène. Et je ne voulais pas être à la merci du désir d’autrui. » Il fonde sa compagnie, La Gueule ouverte, écrit, joue et met en scène ses propres textes. Seul. Pour mieux comprendre et mieux affronter son environnement proche tout autant que le monde autour.
Conseil de classe, Roi du Silence, Dépôt de bilan… trois seuls-en-scène nés d’un même besoin : faire jaillir l’indicible. Dans Conseil de classe, il campe un professeur sadique, figure d’autorité dévoyée, miroir cruel d’un système éducatif violent. Roi du Silence plonge dans les gouffres de l’adolescence : un fils dialogue avec l’urne de sa mère, livrant à voix nue des désirs, des frustrations, des blessures tues. Quant à Dépôt de bilan, il ausculte avec une précision glaçante l’addiction au travail et la mécanique d’épuisement.
« Chaque texte est né d’une problématique personnelle, d’une nécessité intime, mais j’ai toujours veillé à ce qu’il parle aussi aux autres. » Travaillant à partir de ses propres failles, Geoffrey sculpte ses spectacles pour qu’ils deviennent des expériences universelles.
L’écriture comme confession

L’écriture, chez lui, a d’abord été un refuge. Presque un besoin vital. « Adolescent, c’était mon espace pour dire ce que je ne pouvais dire à personne », confie-t-il. Loin de toute démarche thérapeutique revendiquée, mais dans une urgence intérieure sincère. « Aller voir un psy, à l’époque, ça aurait été impossible. L’écriture était ma confession, mon oreille silencieuse. »
Dès l’enfance, il s’exerce à l’écriture inventive, bichonne ses rédactions, compose des poèmes pour la fête des Mères. Puis, plus tard, il déverse sur la page les douleurs liées à l’acceptation de son homosexualité, au rapport conflictuel avec ses proches, aux désirs entravés. « Roi du Silence est né de fragments écrits quand j’étais adolescent, bruts, crus, que j’ai retravaillés. Ce spectacle, c’était mon coming-out. »
Sa méthode de création est un corps-à-corps avec la matière textuelle. Il écrit sans se censurer, imprime des dizaines de pages, les découpe, les classe, les réassemble. « J’ai besoin de voir le texte dans l’espace, de déambuler parmi les mots pour oublier que j’écris. C’est un chaos, dont naît peu à peu une partition à dire. »
Un théâtre vivant, mouvant
Rien n’est jamais figé dans son travail. Geoffrey Rouge-Carrassat conçoit le théâtre comme un organisme vivant, perméable au temps, aux émotions, à l’évolution de son propre regard. « Là Personne, c’est une pièce que je réécris avant chaque représentation. Sinon, je n’aurais plus envie de la dire. » Ce rapport intime à la scène fait de chaque représentation un moment unique.
D’abord conçu comme une fiction extérieure — l’histoire d’une personne observée chez elle depuis son jardin —, Là Personne s’est révélé être, à son insu, une mise en lumière d’une emprise vécue. « C’est seulement face au public que j’ai compris que ce texte parlait de moi. » Depuis, le spectacle n’a cessé de se transformer, au gré de ses prises de conscience, de ses libérations intérieures.
« La première représentation d’un texte est toujours une cérémonie. Une sorte de passage. Mais ensuite, le spectacle devient un objet théâtral, avec sa propre vie. » Si Conseil de classe, Roi du Silence et Dépôt de bilan sont désormais fixés et édités, Là Personne continue d’évoluer, fidèle à cette nécessité de justesse et d’authenticité.
Ancrer le geste, aller vers l’autre

Aujourd’hui, fort du compagnonnage de lieux complices comme l’Étoile du Nord, l’Université de Strasbourg ou le CDN de Nancy, Geoffrey Rouge-Carrassat se déploie. Il joue en décentralisation, anime des projets partagés mêlant lycéens, amateurs et publics médico-sociaux. « Ce qui compte pour moi, et encore plus aujourd’hui, c’est d’aller vers les gens, d’oser la rencontre, c’est à cela que je crois. »
Il tourne aussi Grand-Chose, un seul-en-scène performatif inspiré des jeux d’enfant. Un spectacle mouvant, improvisé à chaque représentation : « Chaque case d’un jeu de l’oie déclenche un geste, un souvenir, une action. C’est brut, immédiat. »
Demain, explorer le bonheur
Après avoir fouillé les douleurs, l’artiste part à la recherche du bonheur. Cent entretiens, trois mille tirets, une cartographie sensible des éclats de joie. « Après avoir travaillé sur l’addiction au travail, les relations toxiques, la frustration, le silence et la peur… j’ai besoin d’aborder quelque chose de plus lumineux. »
Geoffrey Rouge-Carrassat ne joue pas. Il brûle. Il creuse. Il transforme la scène en laboratoire de l’âme. Pieds nus, la voix à vif, il ose, dans l’obscurité, dire ce que beaucoup taisent encore.