TikTok-Ready Choreographies, Anna-Marija Adomaityte © Elie Grappe
© Elie Grappe

« TikTok-Ready Choreographies » : théorie dansée de la jeune fille

En invitant sept jeunes interprètes à danser les “trends” éphémères de TikTok au Pavillon ADC de Genève, la chorégraphe Anna Marija Adomaityte fait le choix minimal d'un ready-made à l'honneur de la créativité adolescente.

Elles sont sept, ont entre quinze et dix-huit ans. Elles représentent l’utilisateur-type de TikTok, l’ultrapopulaire plateforme de partage de vidéos dominée dans les chiffres par un public féminin et teenage. Les interprètes de TikTok-Ready Choreographies portent en elles quelque chose de la fragilité de l’adolescence, mais elles ne sauraient s’y résumer. La danse est aussi faite pour extraire les corps de certaines assignations, et c’est ce que fait Anna Marija Adomaityte en mettant les chorégraphies virales de l’application chinoise dans les mains des jeunes filles sur une scène de théâtre.

Les sept interprètes se partagent le plateau blanc, mais elles dansent d’abord seules. Chacune a choisi l’une des innombrables chorégraphies rendues virales par la plateforme, et la reproduit en boucle. Les danses TikTok sont des danses formatées : petites, courtes, expressives et séquentielles, taillées pour un écran vertical. Les bras et les jambes dessinent des mouvements au bord du signe, la gestuelle est ultra-codifiée, la danse est sociale : ce n’est pas un hasard si on les appelle trends, anglais pour “modes”. Sur scène, ça danse comme dans des chambres d’ado, seulement ici l’iPhone s’absente et le temps s’étire, imposant ses variations d’énergie et de cadence.

Si les caractéristiques de l’internet 3.0, dont TikTok est un prototype, sont celles de l’hyper-personnalisation et des bulles algorithmiques, alors ce qui a lieu sur le plateau du Pavillon ADC semble avoir été halluciné à partir de ces propriétés-là. Le réseau social créé par l’entreprise ByteDance a explosé pendant le Covid, permettant à des communautés de se former par émulation d’un domicile à l’autre, à travers le monde. Chacune à sa danse, les filles se toisent les unes les autres, juxtaposées, mais à distance. Elles feront corps que plus tard, dans un second temps, pour se synchroniser à peu près sur une même suite de mouvements, face public. Mais il y en a toujours une pour s’arrêter et observer les autres, cristallisant avec elle quelque chose d’une solitude teenage.

Le drone grave et vrombissant qui remplace les rythmes hip-hop ou K-pop à l’origine de chaque danse le souligne : il y a un enjeu solennel à déterritorialiser ces danses de chambre pour les mettre sur le plateau. D’abord parce que cette collection de mouvements constitue le folklore globalisé d’aujourd’hui, une nouvelle danse populaire à laquelle le champ de la création contemporaine ne saurait rester aveugle. Ensuite parce que les jeunes interprètes, en dansant, renversent une hiérarchie symbolique qui obstrue habituellement le regard sur l’adolescence et ses pratiques. Si la méthode chorégraphique, qui joue sur l’épuisement d’un même geste, n’a rien de révolutionnaire, la “petiteté” qui en découle s’offre comme un moyen de laisser vibrer dans leurs manifestations les plus fines, en les respectant, la personnalité, la sensibilité et l’intelligence de ses interprètes, à l’heure où la reconnaissance de l’agentivité des jeunes filles s’impose plus que jamais comme une urgence.

Adriana Amos, Charlotte Laurient, Lou Bertossa, Edith Nordmann, Louane Pericot, Mégane Belomo et Alessia Pierdomenico n’étaient jamais montées sur scène de manière professionnelle. Toutes se révèlent ici comme des interprètes captivantes. Lorsqu’elles s’arrêtent de danser, elles s’avancent en ligne vers le public. On pense à Kontakthof, lorsque les danseurs s’approchent pour nous parler, mais là, les visages bougent en silence. L’une tire la langue, l’autre adresse des clins d’œil à des spectateurs, une troisième feint le même bouleversement, en boucle. Le public rit, mais les règles du jeu ne lui appartiennent plus : on ne saurait s’approprier un geste dont les lois nous échappent.

Post-théorie de la jeune fille

« La Jeune-Fille est l’entièrement dicible ; comme aussi le parfaitement prédictible et l’absolument neutralisé », écrivait le collectif révolutionnaire Tiqqun en 2001, dans une Théorie de la Jeune-Fille qui se lisait comme une métaphore rude, provocante. Le manifeste peut éclairer, en s’y adossant, l’invitation faite ici : dépasser la condition tragique du corps dans la structure capitaliste, au gré d’une mise à jour nécessaire vis-à-vis des urgences politiques qui traversent la catégorie “jeune fille” et réclament, à leur égard, une empathie renouvelée.

S’il y a une petite radicalité dans le geste d’Anna Marija Adomaityte, celle-ci relève davantage d’un accélérationnisme, parce qu’elle épouse un devenir des formes encore irrésolu, ouvrant la voie à une forme d’expressivité pour laquelle l’authenticité est déjà une valeur obsolète. Surtout, elle suggère que chaque génération qui vient porte avec elle les humains du futur, et invite à regarder leurs danses comme les manifestations d’un génie en attente de mots.


TikTok-Ready Choreographies d’Anna-Marija Adomaityte
Pavillon ADC
Place Sturm 1, CH-1206 Genève

Du 16 au 20 avril 2024
Durée 50 min.

Tournée
6 au 8 juin 2024 au Théâtre Vidy-Lausanne
Printemps 2025 au Festival Jeunes Rencontres – Théâtre du Crochetan

Concept et chorégraphie Anna-Marija Adomaityte
Création sonore et lumière, direction technique Gautier Teuscher
Collaboration à l’écriture chorégraphique, référent Victor Poltier
Directrice de casting Minna Prader
Costumes Wato
Diffusion Tristan Barani

Avec Adriana Amos, Charlotte Laurient, Lou Bertossa, Edith Nordmann, Louane Pericot, Mégane Belomo, Alessia Pierdomenico

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Contact Form Powered By : XYZScripts.com