Blue Roses, Thibault Lac © Camille Leprince
© Camille Leprince

Les Inaccoutumés : des roses pour Thibault Lac (et d’autres plaisirs)

À la Ménagerie de verre, lancement d'une édition franco-suisse des Inaccoutumés avec trois perles : Jean d'Amérique, Thibault Lac et Margaretha Jüngling.

À la Ménagerie de Verre, l’édition printanière des Inaccoutumés s’ouvre comme d’habitude avec une double soirée. Dans le studio Wigman, à l’étage, Jean d’Amérique fait entendre sa poésie douce-amère sur la guitare atmosphérique et progressive de Lucas Prêleur. Les textes font écho à Haïti, pays de naissance de l’auteur. Ils racontent la violence mangeant la beauté, « les ténèbres qui dévorent le poème ». L’écriture est faite de paradoxes : elle est à la fois intemporelle et contemporaine, lyrique et banale, réaliste et rêveuse.

Baignée dans une lumière rougissante, la présentation est belle, intime et recueillie. Elle semble cependant encore un peu trop polie pour que travaille pleinement la langue. Comme souvent, elle s’aiguisera avec le temps. L’auteur, qu’il parle ou qu’il slamme, porte une voix précieuse et résonante. On appréciera tout autant de le lire dans ses recueils : le dernier en date, Quelque pays parmi mes plaintes, a été édité en 2023 chez Cheyne.

C’est avec une certaine excitation que l’on descend vers la salle Off pour découvrir la pièce de Thibault Lac. On connaît le danseur pour son travail avec Trajal Harrell, où il brille déjà d’une personnalité artistique singulière que le chorégraphe américain sait faire rayonner. On a eu plaisir, pendant le Festival d’Automne, à le retrouver dans des pièces comme The Romeo ou Maggie The Cat, la silhouette athlétique et longiligne, mystérieux et charismatique au point que son nom devienne déjà une signature en soi. À la Ménagerie, on reconnaît pas mal d’amis danseurs parmi le public branché venu découvrir son premier solo. Lac est un dancer’s dancer, et cette aura comme l’attente qu’elle charrie n’auront pas été entachées par Blue roses.

La pièce commence davantage comme un show, dans un sens vague et bâtard, que comme une pièce chorégraphique. Juché au-dessus d’une structure en forme d’herbier vitré, le danseur l’entame avec un mélange d’excitation et de maladresse. Les sabots de faune qu’il chausse comme d’autres danseurs avant lui le transforment en hybride mythologique glamour, mais le mettent aussi en déséquilibre, dans un danger presque circassien qui intègre d’emblée la vulnérabilité dans la logique de l’œuvre.

Une robe étroite enserrant en-dessous un combo t-shirt/jean, le danseur semble chercher une manière d’exister pour le public. Sa première réponse réside dans la séduction, dans une certaine façon de titiller le spectateur et de finalement se dérober. Ses sabots le font ressembler à ces faons qui apprennent à marcher à la naissance, déséquilibrés et maladroits avant de pouvoir s’élancer. La danse, ici, émerge peu à peu. De cette nudité maladroite, elle opère progressivement une expansion gracile jusqu’aux quatre coins du plateau où reposent comme des reliques les panneaux de décors peints que l’on imagine tirés d’un vieux ballets (et qui ont été en réalité piqués dans ses propres murs à une pièce de Philippe Quesne).

Les hauts parleurs font résonner la voix d’Elisabeth Fraser dans Song to the siren, que David Lynch avait utilisée dans Lost Highway. Mais la musique, comme chez Harrell, n’arrête pas de s’interrompre et de reprendre. À la suite, on entend du Mariah Carey chopped and screwed, et cette playlist conjugue une esthétique de la miévrerie kitsch (les fleurs bleues du titre) à la fois drôle et mélancolique, un romantisme vulgaire et d’autant plus éperdu qu’il se montre d’emblée fragile, ébranlable. La chose politique se noue dans la façon dont cette fragilité habite l’espace.

Un poème dans la flaque rouge, Jean D’Amérique & Lucas Prêleur © Édouard Caupeil
Un poème dans la flaque rouge de Jean D’Amérique et Lucas Prêleur © Édouard Caupeil

Thibault Lac fait partie d’une poignée d’artistes qui prennent au sérieux l’idée de déconstruction aujourd’hui, et sans la réduire à un gimmick formel, en font un projet esthétique plein et entier. L’artiste laisse parfois poindre la contingence qui sous-tend l’instant de la performance, offre ces visions rares d’un corps hésitant ou du relâchement de l’affect performatif, dans des instants subreptices qui suspendent le pacte spectatoriel. Dans ce délitement des formes s’embrasent les deux noyaux restants de la performance mise à nue : le corps et l’esprit.

Présentée comme une version réduite en avant-première des dates au festival Belluard Bollwerk de Fribourg, l’œuvre intègre si bien l’incomplétude à sa logique esthétique qu’on n’en dirait rien. Ces deux performances ouvraient l’édition de printemps des Inaccoutumés, construite en partenariat avec le Centre culturel suisse et le festival fribourgeois. Lequel les accueillera donc à son tour en juin. À la sortie, l’installation comestible grains to grow or inways of sharing de Margaretha Jüngling déplace doucement les coordonnées du rapport bouche-aliment dans une petite bacchanale ludique qui laissait les doigts sales. Artistiquement, on est repu.


Les Inaccoutumés printemps 2024
La Ménagerie de verre
12, rue Léchevin 75011 Paris
Du 7 mars au 5 avril 2024

Un poème dans la flaque rouge de Jean D’Amérique & Lucas Prêleur 
Durée 45 min.

Texte et interprétation: Jean D’Amérique
Musique: Lucas Prêleur

Blue Roses de Thibault Lac
Durée 45 min.

Conception et interprétation: Thibault Lac
Accompagnement technique et artistique, lumière: Alice Panziera
Regard extérieur: Bryana Fritz

grains to grow or inways of sharing de Margaretha Jüngling
Installation comestible

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