Locomoción : Templar el templete, Israel Galván, © Cristina Bernal
© Cristina Bernal

Locomoción d’Israel Galván : pour un flamenco mineur

La nouvelle création d'Israel Galván, en première mondiale au Théâtre de la Ville, poursuit une recherche dans les marges du flamenco, embrassant l'imperfection dans un geste singulier et précieux.

Ce n’est pas pour rien que des bribes du Procès de Kafka sont lues dans Locomoción : Templar el templete. En 1975, Deleuze et Guattari théorisaient une littérature mineure à partir de l’auteur de Prague, vantant la « pauvreté » de la langue allemande telle qu’elle est utilisée chez lui. « Puisque le vocabulaire est desséché, le faire vibrer en intensité » : tel était le mot d’ordre d’une littérature révolutionnaire opposée à celle des maîtres.

Le dépouillement auquel Israel Galván, icône internationale du flamenco contemporain, travaille désormais de pièce en pièce, n’est pas étranger à cette idée-là. Fin 2022 déjà, dans le même Théâtre de la Ville, à l’espace Cardin, le duo RI TE Paris intermission constituait déjà un coup d’éclat extraordinaire, où le démantèlement du flamenco aboutissait à son expression la plus frugale, Galván et Marlène Monteiro Freitas bégayant des Olé qui arrivaient à peine au bout des lèvres et libérant dans une danse ténue des forces inversement proportionnelles.

Aux Abbesses, cette création n’atteint pas la puissance de ce précédent duo, mais elle poursuit ce fascinant travail contre-spectaculaire, vers une possible forme mineure du flamenco. Le plateau est épars, des éléments au sol — une grille, un petit piédestal en bois, une table de jardin repliée, un tapis gonflable que le danseur est encore en train d’installer quand les lumières s’allument — servant de stations successives pour le mouvement, selon une logique qui tend tout droit vers le slapstick. Le bruit produit par l’objet guide le geste, des frottements étouffés du plastique tendu jusqu’au grattement des talons sur les stries de métal, et les lumières organisent le découpage entre ce qui résonne et le reste.

Locomoción : Templar el templete, Israel Galván, © Cristina Bernal
© Cristina Bernal

Locomoción se déploie ainsi comme un spectacle musical, avec le percussionniste Antonio Moreno et le saxophoniste Juan Jimenez Alba en maîtres de cérémonie. On n’y chante presque pas, mais il y a les cris de Galván et la parole d’Ilona Astoul, jeune comédienne de la troupe du Théâtre de la Ville. La grâce de cet échange distant entre la fraîcheur de la jeune fille et la puissance de l’adulte n’empêche que le texte leste un peu trop la danse, même s’il invite à des détours théoriques intéressants. L’actrice lit les différentes traductions du verbe qui ouvre le sous-titre : Templar, c’est ce moment d’avant le chant où les cordes vocales s’ajustent à la note qui vient (c’est sûrement pourquoi le spectacle s’arrête à ce seuil). C’est aussi tiédir et modérer, soit tout un tas d’actions qui relèvent de l’entre-deux. Et c’est là que se tient la pièce une heure durant, au bord d’une apothéose que l’interprète magnifique fait exister en puissance par sa seule présence, mais qui ne sera pas consommée. La tiédeur plutôt que les flammes, pas de « grande forme » : « Il n’y a de grand, de révolutionnaire, que le mineur », écrivaient Deleuze et Guattari.

Si le bruit en est le muscle, le zapateado, le braceo et la pose forment le squelette de la pièce. Fraîchement remis d’une blessure survenue en juillet, le bailaor est ici le démiurge d’un plateau fait de peu mais manipulé comme un instrument total et multidimensionnel ; un appareil entièrement opérant puisque chacune de ses parties concourt à l’accomplissement de cet assemblage danse-son. L’urgence qui anime l’artiste est à la maîtrise de cette forme éclatée. Interprète exceptionnel, il fait émaner mille choses à partir d’un rien — la tragédie et le burlesque, le viril et l’androgyne, le sublime et le ridicule. Son style est inimitable, sa présence aspire tout. Lorsqu’il jette au sol sa montera (la toque du matador), celle-ci retombe à l’envers. En tauromachie, c’est un mauvais augure. Mais le torero Galván n’obéit à aucune règle : il habite déjà la catastrophe.


Locomoción Templar el templete
Théâtre de la Ville
Les Abbesses
31 rue des Abbesses, 75018 Paris
Du 15 au 24 février 2024
Durée 1h

Conception & chorégraphie Israel Galván
Son Pedro León / Félix Vázquez
Lumières Valentin Donaire
Direction technique Pedro León
Régisseur de plateau Balbi Parra
Management Rosario Gallardo 

Avec Israel Galván, Antonio Moreno (percussions), Juan Jimenez Alba (saxophone et instruments à vent), Ilona Astoul

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Contact Form Powered By : XYZScripts.com