LA Haye de Sasha Denisova, mise en scène de Gaulin Stoev © Boriana Pandova
© Boriana Pandova

La Haye, la guerre en Ukraine au futur composé

Au Théâtredelacité, Galin Stoev porte au plateau, avec la troupe du théâtre national de Sofia, la pièce fantasmagorique de l’autrice ukrainienne Sasha Denisova, écrite un an après l’invasion russe. Un uppercut drôle autant que cyniquement lucide.

Une jeune fille (Kremena Deyanova), sortie de nulle part, se plante au centre de la scène et plonge son regard perçant dans les yeux du public. Puis elle déroule mot à mot, page à page, les pensées et fantasmes couchés dans son journal intime, débuté au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Poutine. En préambule, non sans humour, elle dresse les portraits des protagonistes de son histoire. Tous les hauts dignitaires, les chefs militaires russes qui ont nourri depuis près de deux ans maintenant le conflit ont changé dramatiquement le cours de sa jeune vie. 

Quelques traits de caractère, une fonction, des convictions chevillées au corps suffisent à faire apparaître au plateau les doubles de ces tristes sires, de ces pantins à la solde d’un seul homme, d’une unique obsession, redonner à la Russie sa toute-puissance d’antan. De l’oligarque Iouri Kovaltchouk à la Présidente du Conseil de la Fédération de Russie, Valentina Matvienko, en passant par la propagandiste en chef à la télévision d’État, Margarita Simonian, ou par le chef du groupe Wagner, Evgueni Prigojine, mort depuis, sans oublier Poutine lui-même (Radena Valkanova), tous viennent hanter les rêves de la gamine, habiter son espace mental. 

Ayant déjà connu le pire, la jeune narratrice guide le spectateur autant dans ses souvenirs, ceux qui ont vu son environnement s’écrouler, ses proches mourir, que dans son imaginaire, où elle part en quête autant de résilience, de réponse, que de confrontation avec ceux qui sont devenu ses pires ennemis, les bourreaux de tout un pays qui n’avait rien demandé et surtout pas d’être sauvé du nazisme qui gangrenait soi-disant le pays. 

Avec lucidité et un sens aigu de l’actualité, Sasha Denisova imagine le procès à venir de tous ceux qui ont conduit au génocide ukrainien. Aucun des dirigeants russes ne sera épargné. Au tribunal international de La Haye, la procureure mène les débats tambour battant, égratigne les beaux discours propagandistes pourtant bien rodés, met en lumière les mensonges éhontés et met en lumière les rouages d’une politique totalitaire. Les faits ne pouvant être démentis, tous ou presque se défaussent et chargent leur chef suprême espérant passer entre les gouttes. Ils sont beaux, dans leurs habits orange, ces fantoches, ces chantres de la mystification. 

Toute l’intelligence de l’autrice ukrainienne est de ne pas tomber dans la caricature, l’excès. Préférant les interlignes plutôt que les punchlines à charge, mettant une forme de distance avec la réalité tout en lui faisant écho, elle signe une farce fantasmagorique clairvoyante autant qu’acérée. Ne cédant pas à la facilité de décrire Poutine comme un monstre sanglant, elle lui offre un soupçon d’humanité qu’elle cherche dans une ultime possibilité de pardon à interroger. 

Cette matière en fusion hautement sensible et percutante est du pain béni pour Galin Stoev. Il s’en empare avec infiniment d’intelligence. Répondant à une commande du théâtre national Ivan Vazov de Sofia, ville qu’il connait bien pour y avoir vécu, il dirige au cordeau la troupe permanente, composée de comédiens et comédiennes virtuoses. Endossant les costumes de personnalité connue, ils jouent sur le fil, croquent habilement ces hommes, ces femmes, que l’on aimerait tant détestés, les rendent clownesques autant qu’humains. 

Emporté dans les rêves métaphoriques d’une enfant, que la mise en scène ciselée de directeur du ThéâtredelaCité rend palpables, presque réels, le public assiste, sidéré, à une mise en abîme des temps présents. La tragédie point, mais jamais ne déborde. Le ton volontairement burlesque déporte le propos pour mieux le rendre criant. La barbarie est à nos portes, mais La Haye, pièce entrée au répertoire de l’institution bulgare en septembre dernier, cherche à extraire dans ce chaos, dans l’horreur de ces corps asphyxiés, ses bâtiments éventrés, ce qu’il nous reste de croyance à nos capacités à rester malgré tout civilisé. 


La Haye de Sasha Denisova
entrée le 19 septembre 2023 au répertoire du Théâtre national Ivan Vazov, Sofia – Bulgarie
ThéâtredelaCité – CDN de Toulouse 
1 rue Pierre Baudis
30000 Toulouse
jusqu’au 26 septembre 2024
Durée 2h10 environ 

Mise en scène de Galin Stoev
Avec la troupe du Théâtre national de Sofia – Kremena Deyanova, Radena Valkanova,Velislav Pavlov, Darin Angelov, Dimitar Nikolov, Iliana Kodzhabasheva, Plamen Dimov, Radina Kardzhilova, Sofia Bobcheva, Stelian Radev, Hristo Petkov, Hristo Terziev, Julian Vergov, Yavor Valkanov, Vasil Draganov
Traduction en bulgare de Galin Stoev
Traduction en français de Gilles Morel et Tatiana Moguilevskaia
Adaptation et surtitrage en français de Virginie Ferrere et Galin Stoev
Dramaturgie de Mira Todorova
Scénographie de Boris Dalchev
Costumes de Kancho Kasabov
Création musicale d’Emilian Gatsov-Elbi
Arrangements musicaux et coach vocal – Georgy Georgiev-Antika
Chorégraphie de Marion Darova
Lumières d’Ilya Pashnin
Assistanat costumes – Tsetska Ivaylova
Maquillage et perruques – Rozalina Peycheva
Adaptation pour surtitrage en ukrainien d’Oxana Conor
Régie surtitrage – Mira Simova

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