"Losing It" de Samaa Wakim et Samar Haddad King au Fab ©Pierre Planchenault
©Pierre Planchenault

Pour les artistes palestiniens, le théâtre dans l’urgence

Au Fab de Bordeaux, Samar Haddad King, Samaa Wakim et Ahmed Tobasi présentent deux spectacles rapportant l'expérience de la guerre en Palestine.

"Losing It" de Samaa Wakim et Samar Haddad King au Fab ©Pierre Planchenault

Au Fab de Bordeaux avant une tournée dans d’autres villes de France, les artistes d’origine palestinienne Samar Haddad King, Samaa Wakim et Ahmed Tobasi présentaient deux spectacles rapportant l’expérience de la vie en territoire de guerre. Dans l’actualité grave et meurtrière du conflit israélo-palestinien, les pièces résonnent encore plus fort. Deux artistes témoignent.

Samaa Wakim dans Losing it ©Pierre Planchenault

Le 7 octobre, l’attaque meurtrière du Hamas contre les civils israéliens ravivait les plaies d’un conflit inextinguible, entraînant une riposte violente contre la population palestinienne et un passe d’armes meurtrier, faisant plus de mille morts côté israélien, et plus de quatre mille dans la bande de Gaza. Et en temps de guerre, la question résonne dans le noir des salles de théâtre, lorsque le public s’assoit, jusqu’aux quelques secondes de silence qui précèdent les applaudissements : à quoi ça sert ? Et si le théâtre n’était qu’une distraction dont la seule utilité serait de nous faire avaler la pilule du réel, en éléments dociles d’une société qui exploite, persécute et tue ? L’argument n’est pas nouveau, mais la question se repose à chaque fois que la violence éclate.

Applaudissements

Au Fab, le festival des arts vivants de la métropole bordelaise, autour d’un café dont elles s’amusent à noter combien il est essentiel à l’art de vivre palestinien, Samaa Wakim et Samar Haddad King confient s’être posé la question. « Est-ce qu’on a raison de le faire ? » Pour le dernier week-end de la programmation, à l’occasion d’un focus sur la création palestinienne, le duo présente Losing it, une composition double, centrée sur la partition physique de la première et la création sonore, au plateau, de la seconde. Mais la nécessité s’impose vite : « On pourrait être en train de pleurer chez nous, mais à la fin… L’urgence de cette performance, le message qu’elle délivre, on veut que tout ça soit vu ».

Finalement, c’est sur scène, pendant les applaudissements, que quelques larmes, pudiques, coulent. Le public est debout. Pendant quarante minutes, Samaa Wakim s’est débattue avec et autour d’une sangle tendue de cour à jardin, officiant à la fois comme une frontières et comme le lieu d’un équilibre précoce. Cette interprète puissante, pleine de caractère, n’a pas besoin de forcer pour laisser deviner la peine, la frustration et les traumatismes qui bouillonnent sous la surface. Au gré des modulations et des transformations sonores opérées par Samar Haddad King derrière son ordinateur, dans ce paysage auditif, la crise se mue en danse, la danse en secousses. Cet environnement sonore n’accompagne pas la performance, mais la détermine, comme le corps est déterminé par ses conditions externes. L’agrès, lui, aimante et empêche. Il faut vivre avec.

« On parle de traumatisme »
"Losing It" de Samaa Wakim et Samar Haddad King au Fab ©Pierre Planchenault
Samar Haddad King dans Losing it ©Pierre Planchenault

La performance, le duo l’a construite à partir de douze ans d’enregistrements audio et d’expériences aux postes de contrôle des frontières palestiniennes. Il y a un épisode dont se souvient Haddad King : « J’étais bloquée à une barrière, entre deux bétonnières, le téléphone à plat, au milieu du chaos. Et soudain cette voiture est arrivée, et j’ai vu des hommes danser sur de la musique à l’intérieur, dans la plus grande détente. » De là l’idée de « créer de la beauté à partir du bruit de la survie ». En découle une première écriture sur la façon dont les sens s’aiguisent en état d’alerte, dont chacun, en territoire de guerre, devient hyper-conscient de la provenance et du sens de chaque bruit, sur laquelle la deuxième interprète commence à poser des gestes pour beaucoup puisés dans sa mémoire.

« Nous cherchons à construire la liberté pour tout le monde », insiste la musicienne du spectacle, arrivée quelques jours plus tôt de New York, où elle travaille la moitié du temps, pour rejoindre son binôme, venue elle de Haïfa après avoir surmonté les obstacles à l’obtention de visa qui ont empêché la pièce d’être jouée comme prévu au théâtre Al Hamra de Tunis, fin septembre. « Mais nous sommes labellisées. Les gens nous regardent à travers un contexte politique précis, et non comme des artistes à part entière. Pourtant, ce que l’on voit sur scène est très universel. On parle de traumatisme. Un spectateur terrifié par les fusillades peut se retrouver dans ce que l’on raconte. »

Des champs de bataille aux planches de théâtre

L’utilité du théâtre sur un champ de mines, c’est aussi ce qu’amène ‌And Here I Am du Freedom Theatre, présenté à la suite de Losing it. À la tête du collectif de Jénine, en Cisjordanie, Ahmed Tobasi raconte dans ce seul-en-scène sa propre histoire, des rangs de la résistance armée palestinienne aux geôles israéliennes. Elle se termine dans le théâtre jéninois fondé par Juliano Mer-Khamis en 2006, cinq ans avant son assassinat par un activiste jamais démasqué. C’est un récit initiatique, le passage de l’enfance à l’âge adulte en territoire de guerre, et les problèmes qui vont avec.

Sur scène, le charismatique comédien met des mots sur la vie en Palestine. Il y a beaucoup de cœur et d’humour à l’œuvre dans cette épopée autobiographique, mais derrière cette forme généreuse, pleine de rebondissements, c’est une histoire de survie qui remue. La pièce, pas franchement polémique, dit surtout l’importance d’un espace d’expression, et donc de subjectivation, pour des personnes soumises à d’immenses restrictions de liberté et destinées a priori à des vies de violence. Elle dit aussi combien le théâtre aide à donner des perspectives en Palestine. Tout cela ne l’a pas empêchée de voir ses représentations à Choisy-le-Roi reportées pour des raisons de « respect pour les victimes ». La ville présente ses arguments, mais l’équipe artistique grince.

Un réseau d’entraide artistique
"And Here I Am" du Freedom Theatre au Fab ©Pierre Planchenault
Ahmed Tobasi dans And Here I Am ©Pierre Planchenault

Samaa Wakim est membre du Khashabi Theatre à Haïfa, et apparaissait notamment dans Milk de Bashar Murkus, vu à Avignon en 2022. Samar Haddad King est à la tête du Yaa Samar! Dance Theatre, un collectif de création et d’éducation à la dance, dont les ateliers en Palestine sont actuellement interrompus. Les deux font partie, dans leur pays d’origine, d’une communauté d’artistes solidaires et interconnectés malgré les difficultés de déplacement. « Pas facile de constituer un réseau quand des murs se dressent entre nous », observe Wakim. « Mais le théâtre s’efforce de faire tomber ces frontières. » Quand il s’agit de rencontrer des artistes d’Iran ou de Syrie, c’est finalement les théâtres européens qui s’y prêtent le mieux, « pour les plus tristes raisons », précise Haddad King, puisque pour beaucoup, les artistes exportés sont là parce qu’ils fuient.

On termine le café. Si notre question a été vite élucidée, c’est parce que la réalité point vite, trop vite. Quand on demande aux deux artistes des nouvelles du pays, elles évoquent cet ami danseur qui ne répond plus au téléphone depuis plusieurs jours. Que faire, alors ? Les jeunes femmes continuent de monter sur scène. Leur nécessité s’y trouve. « On espère délivrer un message clair : arrêtez, aidez-nous », résume la performeuse. Talonnant la pièce d’Ahmed Tobasi, Losing it fera un arrêt à Lyon, du 24 au 26 octobre, pour le festival Sens Interdits, « théâtre de l’urgence » s’il en est.

Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Bordeaux

FAB – Festival International des Arts de Bordeaux Métropole
Du 30 septembre au 15 octobre 2023

Losing It de Samaa Wakim et Samar Haddad King
Glob Théâtre
69 rue Joséphine, 33000 Bordeaux
Les 13 et 14 octobre 2023
Durée 40 min

Tournée
Du 24 au 26 octobre 2023 Festival Sens Interdits, les SUBS, Lyon
Le 23 novembre 2023 Théâtre Joliette, Marseille
Le 26 novembre 2023 Théâtre l’Alibi, Bastia
Le 30 novembre 2023 Le Safran, Amiens (80)

Cocréation Samaa Wakim et Samar Haddad King
Chorégraphie et performance Samaa Wakim
Musique et instrument Samar Haddad King
Lumières Cord Haldun
Musique Turathy (Album : Autostrad)
Prière par Mounira Wakim
Photo Christian Altorfer

And Here I Am du Freedom Theatre
Glob Théâtre
69 rue Joséphine, 33000 Bordeaux
Les 13 et 14 octobre 2023
Durée 1h30

Tournée
21 et 22 novembre 2023 Théâtre Joliette, Marseille
24 novembre 2023 Théâtre l’Alibi, Bastia
28 novembre 2023 Le Safran, Amiens

Mise en scène Zoe Lafferty
Texte Hassan Abdulrazzak

Décor et costumes Sarah Beaton
Régie son Max Pappenheim
Création lumière Andy Purve & Jess Bernberg
Directeur mouvement Lanre Malaolu
Régisseur Robyn Cross
Traduction Eyas Younis
Coach vocal Amiee Leonard
Technicien Adnan Naghnaghiye
Avec Ahmed Tobasi

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