© Julie Cherki

Russie – Liban, le théâtre comme rempart au festival Sens Interdits

Au festival Sens Interdits, deux créations se répondent aux Célestins - théâtre de Lyon avec "Nous ne sommes plus..." et "Ordalie".

Dans le cadre du festival Sens Interdits, deux créations se répondent aux Célestins – Théâtre de Lyon. Venues d’horizons pourtant bien distincts, Tatiana Frolova (KnAM Théâtre) et Chrystèle Khodr font du théâtre un espace de liberté et d’espoir… Tant que le spectacle vivra !

« Un projet qui dit oui au théâtre qui dit non », « théâtre de l’urgence », « théâtre de nécessité »… Les expressions sont nombreuses pour tenter de trouver une identité à un festival qui tente de trouver une identité au monde. Depuis 2009, Sens Interdits s’est imposé comme un rendez-vous capital sur la scène internationale du spectacle vivant. Depuis Lyon, l’événement ouvre une multitude de fenêtres, de questionnements et d’échanges à valeur artistique autant que politique, en invitant des artistes qui construisent, par leurs créations, une vision globale de l’histoire d’aujourd’hui, d’hier et de demain. Par voie de conséquence, interroger le monde revient par ailleurs à interroger le théâtre lui-même, sa pratique et sa place dans bien des contextes et bien des parties du globe. La soirée que nous avons passée aux Célestins dans ce cadre s’en fait précisément l’écho : deux créations, deux pays dont l’histoire est marquée par la guerre, deux odes au théâtre, comme un unisson en dépit de la diversité.

Nous ne sommes plus… Nous sommes !
Nous ne sommes plus… © Julie Cherki

Il n’est pas question de faire semblant, de prétendre que nous entrons dans une quelconque fiction et que les récits que l’on porte au plateau ont été inventés de toute pièce. Pour Tatiana Frolova, metteuse en scène du KnAM Théâtre et artiste associée aux Célestins – Théâtre de Lyon, il est même primordial d’en avertir le public présent. Avec sa troupe, elle a fait le choix d’abandonner son théâtre de Komsomolsk-sur-Amour, réduit au silence depuis le 24 février 2022, depuis la déclaration de guerre de Poutine à l’Ukraine. Les noms claquent, ils sont affirmés, lancés hauts et forts, comme un défi ou comme une libération, celle d’artistes qu’on ne fera plus taire en raison du seul crime dont ils sont coupables : avoir pratiqué leur art.

Invité chaque année au festival Sens Interdits, le KnAM n’en est pas à ses débuts en France. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si c’est à Lyon que la compagnie a choisi de s’installer à son départ de Russie. Quitter son pays natal est un acte hautement politique, fort et dangereux à bien des égards dans ce contexte. Mais se pose désormais la question du regard sur ce qui est resté derrière soi et à l’héritage que l’on emporte. Ici s’affrontent alors deux angles de vue aussi indissociables qu’ambivalents : l’URSS d’hier et la Russie d’aujourd’hui, l’une étant construite sur la base de l’autre. Et si les livres d’histoire regorgent de faits désormais vérifiés et attestés en ce qui concerne l’époque soviétique, il n’en est bien évidemment rien de la situation présente et immédiate, plus que contemporaine. Or l’approche artistique de Tatiana Frolova, qui emprunte notamment dans sa forme au théâtre dit documentaire, pose malgré elle la question de la légitimité à prendre position dans le cadre d’un conflit dont nous ne maîtrisons pas encore les tenants et les aboutissants.

L’art en exil

Pour autant, cela n’altère en aucun cas le travail d’écriture, de documentation et de rencontres qui a mené à cette création intitulée Nous ne sommes plus…. Bien plus qu’un exutoire pour crier enfin librement toute l’injustice du contexte actuel, bien plus qu’un manifeste visant à affirmer leur désaccord avec les décisions de leurs dirigeants, les artistes du KnAM Théâtre proposent surtout une réflexion sur l’exil, le sentiment d’appartenance à une patrie et sa transmission au fil des générations. L’attachement à la terre, à l’échelle personnelle autant que dans les faits géopolitiques, prend ici une dimension incommensurable, comme une marque génétique de laquelle on ne peut jamais se défaire, d’une manière si viscérale et inéluctable que nous, public occidental, ne pouvons que vaguement imaginer.

Ainsi, au travers de récits ou de témoignages augmentés de photos jaunies, de confessions filmées, d’archives historiques ou de précisions contextuelles, les interprètes nous livrent un véritable déchirement : celui de devoir abandonner une patrie en laquelle on avait tant envie de croire. Dans ce tourment, reste le théâtre qui, lui, peut se créer n’importe où et permet d’emporter une partie de soi et de l’offrir au monde. Dire la douleur, la nostalgie, l’espoir aussi, se laisser envahir par ce sentiment de liberté (re)trouvé, et affirmer en substance “Nous sommes !”. 

Ordalie, retrouver la poésie
Ordalie © Marie Clauzade

Elle aussi habituée du festival Sens Interdits, Chrystèle Khodr a conçu Ordalie comme une parenthèse poétique sur les ruines d’un Liban qui n’en finit pas de chercher des issues. Pourtant, aucune amertume ici, pas plus que d’invectives ou de culpabilisation outrancière. Dans cette création, il s’agit par-dessus tout de théâtre, de poésie, de prendre le temps du rêve. Alors que la communauté internationale s’autocongratule autour du centenaire du Grand Liban, dans les décombres mêmes de l’explosion du port de Beyrouth survenue un mois plus tôt, quatre amis reviennent dans ce qu’il reste de la ville qui les a vus grandir. S’alimentant d’une paisible nostalgie, ils s’engagent ainsi dans des retrouvailles d’une belle tendresse, dans un contexte où l’art s’impose comme ultime sortie de secours à une situation dont on ne maîtrise rien.

À l’écriture douce et sensible de Chrystèle Khodr vient alors se mêler celle d’Ibsen. Réminiscence d’une époque qu’ils aimeraient ne pas voir révolue – celle de l’enfance, de l’insouciance –, les quatre hommes se rattachent au texte des Prétendants à la couronne. Dans cette pièce historique, le dramaturge racontait comment, subissant les affrontements des puissants pour accéder au trône après des siècles de guerre, les clans norvégiens devaient ne former qu’un seul peuple uni, en vain… Certes, le parallèle est vite établi entre les deux époques, entre les deux pays, mais là ne se résume pas le travail dramaturgique de cette création. L’entremêlement des textes est d’une intelligence qui laisse croire à l’évidence, comme le rythme apaisé, rare, que s’autorise la metteuse en scène. Il se dégage de cette temporalité lente, posée, un naturel qui ferait presque oublier le théâtre, précisément là où le théâtre est roi.

Comme dans les morceaux choisis des Prétendants à la couronne, toute place est faite à la poésie dans Ordalie. L’action s’est déjà déroulée, ou bien elle se joue ailleurs. Ici ne persistent que les mots et ce qu’on en fait, comment on s’en amuse, comment on les convoque, comment on les prononce ou comment on les tait. Le spectacle de la guerre, des révoltes, de la misère et de la corruption se joue déjà de lui-même, sa place n’est pas ici, en cette nuit que l’on voudrait consacrer aux rêves d’hier et de demain. Et si pour cela, il est nécessaire de prendre le temps, alors que ce temps soit pris ! Car la parole et ses silences tiennent loin du plateau la résignation, l’amertume, la colère et les regrets. Ne subsistent que les souvenirs existants ou à venir, la sensation que cette nuit partagée aura bel et bien existé en dépit du reste.

Peter Avondo

Festival Sens Interdits
Du 14 au 28 octobre 2023

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