Célie Pauthe © Ishaq Ali Anis

Célie Pauthe et Claude Duparfait, amoureux inconditionnels de Bernhard

Du CDN de Besançon à l'Odéon en passant par le TNS, Célie Pauthe et Claude Duparfait conjuguent leur talent pour faire entendre la langue de Bernhard.

Célie Pauthe © Ishaq Ali Anis

Du CDN de Besançon au Théâtre de l’Odéon à Paris en passant par le Théâtre national de Strasbourg, Célie Pauthe et Claude Duparfait conjuguent leur talent pour faire entendre intensément la langue et les maux de Bernhard. Complices dans la vie, les deux artistes, dont c’est la troisième collaboration, ouvrent, le temps d’une discussion à bâtons rompus, les coulisses de Oui, un pas de deux intense et irradiant. 

© Ishaq Ali Anis

Qu’est la genèse de ce projet ? 

Célie Pauthe : Avec Claude, nous nous connaissons depuis plus de dix ans. Nous nous sommes rencontrés en 2012, quand j’avais adapté, à la Colline, Des arbres à abattre, déjà de Thomas Bernhard. Lors de cette première collaboration, nous avions beaucoup échangé autour du dramaturge autrichien et avions, de ce fait, constaté notre passion commune pour sa plume, mais aussi pour son univers aussi sombre que lumineux. De cette connivence singulière s’est construite notre relation amicale. C’était un ou deux ans avant que j’arrive à la tête du CDN de Besançon Franche-Comté, que je vais quitter en décembre. Il y avait donc pour moi, l’idée de terminer une boucle, pour en entamer une suivante. Entre temps, en 2016, j’ai accompagné Claude dans la mise en scène de sa pièce, La Fonction Ravel. Puis chacun a vaqué à ses propres projets, mais l’envie de retravailler ensemble a toujours été présente. Alors quand Claude est revenu vers moi pour me proposer de monter ensemble Oui de Berhnard, roman qui me trotte dans la tête depuis un moment, je n’ai pas hésité une seconde, j’ai foncé. 

Qu’est-ce qui vous fascine dans cette œuvre pourtant très sombre ? 
Oui de Thomas Bernhard, mise en scène Célie Pauthe © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Célie Pauthe : C’est tout le paradoxe bernhardien. C’est vrai que Oui, comme la plupart de ses textes, sont particulièrement noirs. La tragédie et la neurasthénie affleurent de toute part. Mais c’est justement parce qu’il va loin dans le sombre, dans les ténèbres, qu’il est capable de faire jaillir, de manière très aigüe, de vifs éclats lumineux. C’est d’autant plus vrai dans ce roman court quasi autobiographique. D’abord, et c’est assez rare, chez Bernhard, il évoque une relation quasi-amoureuse entre un homme et une femme. Il n’y a guère que dans Des arbres à abattre que le sujet est abordé. C’est donc très intriguant de voir comment, pour une fois, il fait de l’autre un être vital, un être qui a la capacité de sauver, ou pas, d’ailleurs. Il y a dans Oui quelque que chose de tellement concentré et condensé dans cette relation singulière qu’elle irradie par l’incandescence qui s’en dégage sans que pour autant aucun rapprochement charnel n’existe. Il y a une vraie une ambiguïté dans le rapport au monde du narrateur et le lien qui se crée avec cette femme, la Persane. D’un côté, il y a l’ermite, cet homme qui vit reclus, enfermé dans son travail intellectuel, dont le seul lien avec l’extérieur est la relation privilégiée qu’il entretien avec Moritz, l’agent immobilier, et de l’autre cet être en communion totale d’esprit avec cette inconnue. C’est d’autant plus fascinant que Bernhard a réellement vécu cette histoire. La Persane, Moritz, qui a vendu à l’auteur toutes ses maisons, tous ont existé.  

Claude Duparfait : D’une certaine manière, ce qui est tout simplement captivant, c’est la manière dont Bernhard fait des transferts affectifs sur son ami Moritz, sur cette femme inconnue. Dans les deux cas, il est impossible de pouvoir réellement définir la teneur de leur relation. Elle est clairement plus qu’amicale, mais elle n’est pas non plus vraiment amoureuse. Cette ambiguïté permanente est le sel et la force de ce texte. Il faut rappeler que tout se passe dans un laps de temps très court, à peine quelques mois. Ils se rencontrent en octobre, elle disparaît en février. Tout est d’une fulgurance, d’une rapidité qui donne le vertige tant à l’auteur qu’au lecteur. Par ailleurs, l’effet miroir entre le narrateur et la Persane renforce cette sensation d’étrangeté, d’étourdissement. Lui se précipite chez Moritz pour ne pas devenir fou et faire la culbute, comme il dit. D’une certaine manière, il tire la sonnette d’alarme, car on sent son goût de la vie, son désir absolu malgré tout de continuer à exister. Bien évidemment, on le comprend très vite, le narrateur est un double déguisé de Thomas Bernhard. À travers cette femme, cette étrangère, le narrateur ressent quelque chose de l’ordre de la communauté d’âme, d’esprit. Tout passe par une dimension sensible. Sans se parler, ils se comprennent. L’un comme l’autre pense avoir trouvé enfin le partenaire idéal. L’un comme l’autre sent tout de suite le caractère déterminant de cette rencontre. Lui sera sauvé, elle non. Plus exactement, après avoir tout offert au Suisse qui partage sa vie, s’être laissée totalement aspirer par lui, elle n’a plus de force, elle est fracassée, elle n’a plus d’attache et se laisse sombrer. 

Qu’est-ce qui vous plait dans l’écriture de Bernhard ?
Oui de Thomas Bernhard - Mise en scène de Célie Pauthe © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Claude Duparfait : Elle est très prenante, je dirais. C’est assez frappant de voir comme ce texte, tout particulièrement, est littérairement très beau. Les descriptions sont du velours. C’est une écriture qu’on ne voit plus trop dans les romans, qui installe une atmosphère. Sa plume est certes poétique, mais elle s’ancre dans le monde. Et ce qui est d’autant plus fort, c’est que ce texte a été écrit en 1980 mais résonne parfaitement dans le contexte politique et social actuel. Tout ce qu’il évoque la peur de l’autre, la montée des extrémismes en Europe, est toujours aussi prégnant. Il a un côté de très intemporel. 

Comment adapte-t-on une telle œuvre ? 

Célie Pauthe : C’est un travail très complexe, car il y a dans son écriture un côté brut de décoffrage. Ce qui d’ailleurs me plait énormément. Pour l’anecdote, Oui est l’un des romans qui m’a vraiment le plus hanté, de Bernhard. Je l’ai lu il y a plus de vingt-cinq ans, et son souvenir est toujours resté très vif. Je crois d’ailleurs que c’est parce qu’il nous confronte à une réalité très dure, très sombre. Il y a chez Bernhard quelque chose de très brut, de très abrupt. C’est toujours très concret. Et en même temps, il y a dans la structure de ce roman une dimension chaotique. Il a donc fallu déstructurer l’œuvre pour lui donner corps sur scène. Avec Claude, c’est vraiment un travail collaboratif, nous avons dû faire des choix très tranchés. Fallait-il que tous les personnages soient au plateau, un souhait de Claude, ou au contraire qu’il n’y ait que le narrateur ? Comment passer d’une époque à l’autre, du réel aux souvenirs ? Nous avons décidé d’un commun accord de centrer l’adaptation sur la relation vive autant qu’éphémère qui lie le narrateur et la Persane, cette Antigone des temps modernes. L’idée de la vidéo est venue plus tard, comme une manière de montrer les réminiscences qui viennent hanter l’esprit du protagoniste, de faire exister la forêt de Mélèzes comme un personnage à part entière. Elle est le troisième personnage de notre adaptation, car elle est l’endroit où ils se révèlent l’un à l’autre. 

Oui de Thomas Bernhard - Mise en scène de Célie Pauthe © Jean-Louis Fernandez
© Jean-Louis Fernandez

Claude Duparfait : Tout d’abord, il est impressionnant de voir comment ce roman nous a tous deux complétement bouleversés. Ce n’est pas forcément l’un de ses grands romans, mais bien un de ceux qui s’insinuent en nous et restent profondément ancrés dans nos esprits. Comme l’a dit Célie, il y avait comme évidence que la trame théâtrale ne pouvait être centrée qu’autour du lien qui unit le narrateur et la Persane et de la forêt qui abrite leurs rendez-vous secrets, leurs aveux, leur cocon où ils peuvent faire tomber le masque, être eux tout simplement. Le plus compliqué pour nous a été de transposer l’extrême sensibilité qui habite l’œuvre de Bernhard. Car même s’il est souvent corrosif, il est toujours d’une telle finesse, d’une telle délicatesse… Il fallait que l’on montre comment ces deux êtres sont exposés au monde et à ses meurtrissures. Ils sont à vif. La rencontre avec Mina Kavani a été décisive. Nous cherchions une comédienne qui pourrait incarner à l’écran la Persane, ce personnage étrange intense autant que vaporeux. Dès que nous avons croisé le regard de cette actrice iranienne, il y a eu comme une évidence. C’était elle. 

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore 

Oui d’après Thomas Bernhard
Création le 17 octobre2023 au CDN de Besançon Franche-Comté
Durée 1h30 

Tournée
du 24 au 26 octobre 2023 au TNS
du 24 mai au 15 juin 2024 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe

Traduction de Jean-Claude Hémery
Adaptation et conception de Claude Duparfait Célie Pauthe
Mise en scène de Célie Pauthe assistée d’Antoine Girard
Avec Claude Duparfait et à l’image Mina Kavani
Scénographie de Guillaume Delaveau
Lumière de Sébastien Michaud
Son d’Aline Loustalot
Vidéo de François Weber
Costumes d’Anaïs Romand
Construction décor – Dominique Lainé, David Chazelet, Antoine Peccard
Directrice technique – Céline Luc
Régisseur général – Jean Michel Arbogast
Régie son et vidéo – Chloé Barbe
Régie lumière – Elias Farkli
Régie plateau – David Chazelet  

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