Elli Papakonstantinou @ Alex Kat

Elli Papakonstantinou, artiste grecque par essence 

De la Filature de Mulhouse au Festival de Marseille, Elli Papakonstantinou confronte,avec "The Bacchae", mythologie et temps présent.

Elli Papakonstantinou @ Alex Kat

De la Filature de Mulhouse au Festival de Marseille, en passant par l’Espace des arts de Chalon-sur-Saône, où elle présente son adaptation très « queer » des Bacchantes d’Euripide, la metteuse en scène et militante athénienne joue des contrastes et questionne l’évolution de nos sociétés en confrontant mythologie et temps présent. Très engagée, elle évoque autant son processus créatif que la situation des artistes en Grèce. 

© Alex Kat 

 Qu’est-ce qui vous a donné envie de monter ce texte d’Euripide ? 

Elli Papakonstantinou : Il y a dans cette tragédie antique quelque chose qui fait écho à ce qui se passe dans le monde d’aujourd’hui, qui parle directement à ce que nos sociétés vivent actuellement. La pièce d’Euripide traverse les frontières entre les genres, les frontières épistémologiques, les frontières entre fiction et réalité, entre humanité et animalité, entre vivants et morts, entre passé et présent. À travers le personnage de ce dieu, qui refuse la binarité de nos sociétés, le dramaturge grec évoque un état de transition entre les deux sexes. Ni-homme, ni-femme, Dionysos qui revient se venger du mal fait à sa mère navigue entre deux états, deux univers. C’est d’autant plus intéressant qu’Euripide a écrit ce texte, le dernier parvenu jusqu’à nous, alors qu’il était en exil. Il y évoque une transition politique entre un monde régi par des règles patriarcales et un autre nouveau qui s’affranchit des normes. En relisant cette œuvre, j’ai été frappée de constater comment elle entre en résonnance avec ce que nous vivons actuellement, où s’oppose constamment deux courants qui n’arrivent pas à se comprendre. Placées ainsi à la jonction de deux mondes en conflit, Les Bacchantes incarnent dans mon esprit la tentative désespérée de vivre dans une réalité nouvelle, inconnue, désirée, mais pas encore tangible et portent donc avec elles le pouvoir, la violence et la possibilité d’échec inhérents à tout résultat incontrôlé. L’échec offre souvent des façons plus créatives, collaboratives et inattendues d’être dans le monde, même s’il nous confronte au côté obscur de la vie, de la coexistence et du désir. Cela se reflète à la fois dans la transcription proposée de l’œuvre, et dans le processus même de sa création. L’ordre et le chaos, l’obscurité et la lumière alternent constamment jusqu’à ce qu’il y ait un équilibre apparent.

Est-ce que le côté « queer » des Bacchantes est lié notamment au fait que dans l’antiquité la binarité sexuelle n’était pas aussi tranchée qu’aujourd’hui ? 
The Bacchae d'après Euripide - Elli Papakonstantinou @ Alex Kat
© Alex Kat

Elli Papakonstantinou : Certainement. Quand on se plonge dans la mythologie grecque, on constate en effet que le monde était moins binaire que nos sociétés occidentales le sont actuellement. Il n’y avait pas de minorité comme on l’entend maintenant. Par ailleurs, en quittant Athènes, Euripide est allé à Samothrace, où il y avait une école ésotérique, mystique, un courant de pensée qui dépassait les carcans traditionnels et binaires. Influencé par ces concepts de vie plus libres, le dramaturge parle dans Les Bacchantes, de ce monde-là, presque sans frontières. Dionysos se déguise pour aller voir sa mère Agave et ses tantes et revenir à Thèbes. Il se glisse dans la peau d’un être trans, provoquant ainsi une série d’événements entre violence et espoir. 

Dans votre mise en scène, il y a un mélange de codes entre transidentité, sensualité et univers kitsch ?

Elli Papakonstantinou : Oui, je voulais jouer sur différents esthétismes, m’en servir comme un outil autant politique qu’artistique. Le visuel est très important dans mon travail, car il permet de déplacer le regard des spectateurs, de surligner certaines intentions d’un texte, d’une œuvre, d’aller plus loin que les mots. Ainsi, avec The Bacchae, je trouvais intéressant de jouer sur les codes queers, un maquillage outrancier, des costumes clinquants, de passer d’un air d’opéra à une mélodie pop. En invoquant au plateau tout un panel de codes contradictoires, cela me permettait de créer un univers de tous les possibles, sans polarisation, où chacun peut vivre comme il l’entend et où chacun accepte l’autre. Pour moi, c’est la définition même de ce que le mot « Queer » renferme. L’objectif était aussi de sortir des schémas classiques, de proposer un autre paradigme où il est possible de vivre selon ses désirs, ses envies sans pour autant se cacher. Notre époque s’est affranchie de certaines règles de genre, mais ce n’est pas aussi simple quand on voit dans de nombreux pays occidentaux la montée des actes homophobes et transphobes, qui va de pair avec un repli sur soi. Nous vivons dans un espace de plus en plus polarisé où les opposés n’arrivent pas à s’entendre et sont de plus en plus irréconciliables. 

Dans votre spectacle qui hybride avec ingéniosité art visuel, chorégraphique et théâtral, vous conjuguez au plateau désir et barbarie, comme si finalement la seule réponse face à l’incompréhension était la violence ?
The Bacchae d'après Euripide - Elli Papakonstantinou @ Alex Kat
© Alex Kat

Elli Papakonstantinou : Le spectacle est comme traversé par une blessure, une cicatrice qui emporte les protagonistes. Pentheas est comme marqué au fer rouge par son impossibilité de se résoudre à entrer dans le système binaire imposé par la société. L’envie, le désir sont latents et ne peuvent se libérer de leur carcan patriarcal et bien-pensant qu’au prix d’un déchirement. D’ailleurs, la pièce est construite autour d’un axe qui la divise en son centre. La première partie est très orale, très théâtrale, la seconde laisse les corps s’exprimer. Mais c’est aussi une pièce pour le traitement, le dépassement de la cicatrice.  

Vous êtes une artiste engagée, depuis plusieurs mois la situation des artistes en Grèce s’est précarisée. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? 

Elli Papakonstantinou : C’est une période charnière. Des élections ont lieu en ce moment. L’espoir de voir changer la loi, bien qu’assez vain, est un des enjeux majeurs pour la culture de demain dans mon pays. Depuis décembre 2022, rien ne va plus. La proclamation d’un décret présidentiel qui ramène le diplôme d’études artistiques (trois ans minimum après le bac) au niveau de fin d’études secondaires a mis le feu aux poudres. Les conséquences pour les artistes et les étudiants en art sont dramatiques. Elles concernent tant la rémunération, les retraites futures que des difficultés à pouvoir poursuivre des études supérieures. C’est un immense recul des droits et à mon sens une provocation à notre endroit. Depuis maintenant près de six mois, les revendications pour que soit abrogée cette loi rythme la vie culturelle grecque. Des discussions sont en cours. Bien sûr, il est peu pensable que le gouvernement revienne en arrière, mais on espère quand même à terme une revalorisation, plus avantageuse que celle annoncée au départ, de nos diplômes d’artistes.

Concrètement qu’est-ce que cela signifie pour les artistes ?
The Bacchae d'après Euripide - Elli Papakonstantinou @ Alex Kat
© Alex Kat

Elli Papakonstantinou : C’est une mise à l’écart pure et simple des artistes du système universitaire. Plus aucun d’entre-nous ne peut donner des cours à la fac. C’est une façon de démotiver, de mettre à l’écart, de décourager les jeunes à suivre cette voie. D’autant que cela va de pair, avec l’annonce du gouvernement de baisser le salaire minimal, autant dire que tout le secteur est fragilisé. C’est une vraie catastrophe, car en Grèce, il n’y a pas d’intermittence. Pour vivre, il faut multiplier les contrats. Et comme en parallèle de cela, le gouvernement a aussi acté une baisse des subventions aux compagnies indépendantes, il va être de plus en en plus difficile d’être artiste et de créer dans mon pays. L’art devrait être un des éléments fondamentaux de nos démocraties. C’est de moins en moins le cas. Tout du moins, pour les politiques. C’est une manière d’empêcher les gens de voir autrement, de réfléchir et de contrôler les narrations. C’est une dérive très inquiétante, qui gagne toutes les sociétés occidentales. En Grèce au moment de la crise, seules les institutions privées pouvaient produire des spectacles. Tout ce qui a été monté à cette période était très conservateur. On ne parlait pas de communauté, d’intégrer, d’assimiler, mais de polariser, de répéter des récits qui disaient finalement tous la même chose. L’art doit être libre et indépendant. Mais c’est une utopie. 

Vous vous produisez en France et dans toute l’Europe. Est-ce important pour vous d’exporter votre art et de le confronter à d’autres regards ? 

Elli Papakonstantinou : Bien évidemment, c’est même crucial. Je suis une femme féministe, je questionne la notion de binarité, je m’aventure sur des sujets à la marge, qui ne sont pas si faciles à évoquer en Grèce. Il est donc nécessaire pour me faire entendre de dépasser les frontières et pour ma propre réflexion, j’ai besoin de voir comment mon travail est perçu par d’autres yeux, d’autres mentalités. En fonction des pays, ce qui est drôle à observer, c’est que ce ne sont jamais les mêmes endroits qui sont sensibles ou qui choquent. Quand j’ai monté Traces of Antigone, un spectacle numérique, la notion de frontière n’était absolument pas présente, puisque les spectateurs qu’ils soient indiens, américains ou italiens, venaient jusqu’à l’œuvre et non l’inverse. C’est assez passionnant à observer ce déplacement de la pensée et du corps. 

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

The Bacchae d’après Euripide 
conception d’Elli Papakonstantinou
création à la Filature le 17 mars 2023
Festival de Marseille
Petite Salle – Friche de la Belle de Mai
41 Rue Jobin
13003 Marseille
durée 1h45

Tournée 
le 30 & 31 juillet 2023 à La Strada Festival (AT)
les 30 septembre et 1er octobre 2023 au Romaeuropa Festival (IT) 
les 12 & 13 octobre 2023 à l’Espace des Arts, Scene Nationale Chalon-Sur-Saone (FR)
les 10 & 11 novembre 2023 au Teatro Nazionale di Genova (IT) 

conception, direction artistique – Elli Papakonstantinou
texte d’Elli Papakonstantinou, Chloe Tzia Kolyri & Kakia Goudeli
chorégraphie  de SINE QUA NON ART – Christophe Béranger, Jonathan Pranlas Decours
avec Vasilis Boutsikos, Georgios Iatrou, Hara Kotsali, Ariah Lester, Lito Messini, Aris Papadopoulos
chansons originales, composition musicale d’Ariah Lester
compositions électroacoustiques, installation sonore interactive, coordination technique – Lambros Pigounis
scénographie de Maria Panourgia assistée de Sofia Theodoraki
création vidéo, performance vidéo live de Pantelis Makkas assisté d’Anthi Paraskeva Veloudogianni
costumes d’Ioanna Tsami, lumière Marietta Pavlaki
capteurs de vibration sur scène, création sismographe de Giannis Kranidiotis, assistanat direction artistique Spiros Sourvinos (1er), Christiana Toka (2e), Katerina Savvoglou (3e), collaboration texte Louiza Arkoumanea, collaboration dramaturgique Ariah Lester, Haris Kalaitzidis

Print Friendly, PDF & Email

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

Contact Form Powered By : XYZScripts.com