Cyril Le Grix © Marie Ballot

Cyril Le Grix, la passion et l’engagement en étendard

La pandémie de covid lui a donné l'envie de s’emparer du «Journal de l’année de la peste» de Daniel Defoe. Le spectacle s’installe jusqu'au 28 mai à l’Épée de bois. L'occasion pour le metteur en scène d'évoquer sa collaboration avec Jean-Claude Carrière, son métier et son engagement à la tête du SNMS.

Cyril Le Grix © Marie Ballot

La pandémie de covid lui a donné l’envie de s’emparer du Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. Créé au Off d’Avignon en 2021, le spectacle s’installe jusqu’au 28 mai au Théâtre de l’Épée de bois. L’occasion d’échanger avec le président du Syndicat des metteuses et metteurs en scène et d’évoquer sa collaboration avec Jean-Claude Carrière, son métier et ses engagements.

© Marie Ballot

Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’adapter le roman de Daniel Defoe, Le journal de l’année de la peste ?

Cyril Le Grix : C’est Jean-Claude Carrière, en 2020. J’étais chez lui pour, comme d’habitude, réfléchir à des projets. Il m’a demandé si je connaissais ce formidable roman anglais qui venait d’être réédité. Jean-Claude trouvait prodigieuse la correspondance avec la situation que nous vivions. Les mécanismes humains étaient les mêmes et résonnaient terriblement avec notre époque. Il m’a encouragé à m’y intéresser. On devait se voir pour commencer à travailler sur l’adaptation, mais malheureusement, en février 2021, il nous a quittés. En mars de la même année, lorsque l’on a appris que le Festival d’Avignon aurait bien lieu, j’ai décidé de me lancer dans ce projet. Jean-Claude n’était plus là, mais je me sentais porté par son attention et sa bienveillance. Je suis parti du texte anglais, je l’ai traduit, adapté et mis en scène.

Votre collaboration avec Jean-Claude Carrière est une longue et belle histoire d’amitié…
Jean-Claude Carrière, Cyril Le Grix, Patrick Catalifo © DR collection privée Cyril Le Grix

Cyril Le Grix : Tout a commencé en 2007, lorsque je monte pour la première fois Timon d’Athènes. Je m’étais penché sur les traductions du texte de Shakespeare et parmi elles, j’ai découvert celle que Jean-Claude avait faite pour Peter Brook, lorsqu’il a ouvert les Bouffes du Nord en 1974. Cette traduction était pour moi une évidence, car c’était celle d’un homme de théâtre. Je suis tombé sous le charme du texte. Je lui ai alors écrit une lettre dans laquelle je lui demandais si je pouvais l’utiliser. Très gentiment, il m’a reçu chez lui, dans le IXe arrondissement. Nous avons discuté longuement et passionnément. C’était quelqu’un de vraiment attentionné, toujours intéressé à l’idée de découvrir de nouvelles choses. C’est comme ça que je l’ai rencontré la première fois. Il m’a donné l’autorisation de partir de sa traduction pour faire mon adaptation. En 2017, lorsque j’ai créé une nouvelle mise en scène de Timon pour la Tempête, il était évident que je repartais de sa traduction. Entre les deux, nous étions restés en contact. Il n’avait pas pu voir la première version, mais après avoir assisté à une représentation à la Tempête, m’a dit, et même écrit, qu’il avait trouvé cela extraordinaire. Une belle amitié s’était créée. J’étais souvent chez lui, on imaginait des projets… Je lui avais proposé d’écrire sur Frankenstein, ce qu’il avait commencé à faire, mais malheureusement il est parti trop tôt, la pièce n’est donc pas terminée. Parallèlement, nous planchions aussi sur Le journal de l’année de la peste. C’était un homme passionnant.

Pour en revenir au spectacle, comment êtes-vous arrivé dans cette magnifique salle de la Condition des soies ?

Cyril Le Grix : C’est le hasard qui nous y a menés. On devait le faire dans un autre lieu, puis finalement, ça n’a plus été possible. On a eu la chance d’être accueillis par Anthéa Sogno et d’avoir la salle Molière — une ancienne chapelle de l’époque que dépeint la pièce ! On s’est ainsi retrouvés à jouer dans cet espace magique. L’édition de 2021 était particulière. Le festival avait été annulé l’année précédente à cause du covid, il reprenait dans les conditions que l’on sait, néanmoins plutôt agréables en termes d’accueil, car le nombre de spectacles était limité dans chaque théâtre. Le public était quand même là. Et voilà qu’en pleine exploitation, le pass sanitaire est exigé. Le réel surgit dans le spectacle !

La prestation de Thibaut Corrion est étonnante. C’est un comédien avec lequel vous aimez travailler…
Le journal de l’année de la peste Daniel Foe. Cyril Le Grix © Xavier Cantat
Le journal de l’année de la peste de Daniel Foe © Xavier Cantat

Cyril Le Grix : On a fait ensemble Callas, il était une voix, Timon d’Athènes, Démons… Étant donné son parcours dans le théâtre public, son compagnonnage avec Alain Ollivier et sa troupe, qui lui a valu le prix Jean-Jacques Gautier de la SACD, Thibaut Corrion a cette capacité à empoigner un texte dramatique pour lui donner toute sa force, sa vigueur et sa poésie. Car ce spectacle est une performance d’acteur avant tout ! D’ailleurs je pense que le théâtre est principalement un art de l’acteur.
Pour le metteur en scène, c’est l’acteur qui va porter et défendre son projet. C’est primordial d’avoir un acteur capable de s’emparer d’un texte de cette manière, d’avoir cette qualité d’incarnation, de défendre un texte avec tant de conviction… Ça demande une certaine exigence, beaucoup de rigueur mais aussi de la créativité et de la fantaisie. Et humainement, son engagement d’homme de théâtre est sans faille. Lorsque nous travaillons en troupe, Thibaut est un acteur extrêmement généreux avec ses partenaires, toujours bienveillant, ce qui est la marque des grands.

Vous avez eu une très belle revue de presse, pourtant le spectacle n’a pas tourné autant qu’il aurait dû. Vous arrivez aujourd’hui, en 2023, à l’Épée de bois. Cela devient très compliqué de faire vivre un spectacle…

Cyril Le Grix : Surtout pour des compagnies indépendantes, et je dois saluer l’engagement de François Nouel, le producteur. La difficulté de ce type de spectacle, c’est sa nature. Malgré le fait que ce soit un seul en scène, nous avons besoin d’espace scénique à la hauteur. Artistiquement, c’est exigeant. La langue de Defoe est particulière, elle demande une certaine écoute. J’ai voulu une mise en scène quasi janséniste, qui bannisse le superflu pour aller à l’essentiel. C’est un sujet sombre, mais il permet la catharsis. On sent bien qu’à l’issue du covid, on ne sait plus dans quelle case nous mettre. Il n’y a plus que deux catégories de spectacles. Soit on va du côté des spectacles divertissants, parce que les gens ont besoin de rire et ne veulent pas se prendre la tête, ce que je peux comprendre compte tenu du climat politique et social de ce pays. Soit on tend vers des formes exigeantes, mais les lieux qui prennent le risque de les programmer sont de moins en moins nombreux. Dans tous les cas, quel que soit le réseau, qu’il soit public ou privé, ils sont surchargés de propositions, avec une fréquentation en baisse. Nous n’avons pas encore su retrouver le public, ce qui nous oblige également à reconsidérer nos pratiques artistiques. Enfin, certains lieux ne jouent pas le jeu et n’ont aucune considération pour les artistes : prix de cession ridicules, annulations, désengagement financier. Beaucoup d’entre nous ont été victimes de ces comportements désastreux. Nous-mêmes avons vécu une mésaventure à Nesles, dans le Nord. Le lieu nous avait programmé pour deux dates, une scolaire et une pour le soir. Un mois avant, parce qu’ils avaient licencié la personne en charge de la médiation culturelle pour faire des économies, ils nous ont annoncé qu’ils annulaient les deux représentations sans aucun dédommagement. Cela a des conséquences terribles pour nous !

Vous êtes également président du Syndicat national des Metteuses et Metteurs en scène. Vous pouvez nous en dire quelques mots ?

Cyril Le Grix : Aujourd’hui, même si cela l’a toujours été, le metteur en scène supporte de plus en plus difficilement la solitude de ce métier. On s’en rend vraiment compte au quotidien, car en tant que porteurs de projets, nous sommes seuls et nous devons déplacer des montagnes. La première mission du syndicat est d’être un organisme qui nous fédère. C’est aussi une manière de pouvoir discuter entre nous de nos problématiques. Celles-ci sont différentes d’un réseau à l’autre, mais il y a des passerelles. C’est inspirant de ne pas travailler avec des œillères. Ensuite, le syndicat a une fonction réglementaire. Il défend auprès des pouvoirs publics et au sein des conventions collectives, l’artiste-auteur qu’est la metteuse ou le metteur en scène. C’est le deuxième volet, une grosse partie de notre travail. C’est intéressant car cette traduction réglementaire est le fruit d’une réflexion, d’un échange entre des artistes venant de tous horizons. Nous la construisons ensemble. Tout le travail qui a été mené ces dernières années a été de redonner à ce syndicat l’aura de ses débuts.

Il a été fondé en 1944, après la libération, par Charles Dullin, Jacques Copeau, Louis Jouvet, Gaston Baty, Gordon Craig, Jacques Rouché. Mais depuis, le paysage théâtral a extrêmement changé !

Cyril Le Grix : Si l’art théâtral a énormément changé, il en est de même pour le système. Il y a eu la décentralisation, l’intermittence, la disparition de la troupe, la place prépondérante du metteur en scène… Durant toutes ces années, la fonction du metteur en scène s’est construite et imposée. À l’instar d’un réalisateur, il est aujourd’hui l’auteur d’une œuvre scénique. Mais par rapport à d’autre pays comme l’Allemagne et surtout la Russie, où la mise en scène est considérée comme un art à part entière, cela a mis plus de temps en France à être reconnu officiellement et accepté.

Pourtant, l’avènement du metteur en scène est supposé avoir accompagné la naissance du théâtre public et la décentralisation
Timon d’Athènes de Shakespeare © Anthonia Bozzi

Cyril Le Grix : On se rend bien compte, même encore aujourd’hui, qu’un metteur en scène n’est pas encore pleinement perçu comme l’auteur d’un spectacle. En France, il y a une tradition littéraire et un « textocentrisme » très forts. La place du texte prime dans la conception même que nous avons d’un spectacle. Ainsi, la liberté du metteur en scène sur la création de son spectacle est relative parce qu’elle est soumise à un diktat : le respect du texte écrit. Ce qui en soi est une aberration car respecter un texte à la lettre n’a pas de sens : je peux, sans même changer aucun mot, leur donner une multitude de sens. L’art théâtral est avant tout une matière vivante, j’ai besoin de cette liberté pour lui donner vie. Et c’est parce que j’ai une grande admiration pour l’écriture théâtrale et les dramaturges que j’ai besoin de cette liberté pour défendre leur œuvre. Certains auteurs l’admettent totalement et on travaille ensemble en bonne intelligence. Au cinéma scénario est une première matière ; après, c’est le réalisateur qui a la responsabilité finale du film. Au théâtre, les choses ont énormément évolué. Prenons l’exemple des classiques : de plus en plus ils ne sauraient être montés sans qu’il y ait ce que l’on appelle des réécritures. Le métier de metteur en scène a énormément changé en termes de dramaturgie. Le metteur en scène a la responsabilité du spectacle du début à la fin. Ni plus, ni moins. C’est en ce sens qu’il en est l’auteur d’une œuvre éphémère, le spectacle, en proposant un point de vue sur une œuvre préexistante, le texte. Le rôle du SNMS est d’accompagner ces évolutions en les traduisant en termes juridiques et réglementaires. Aujourd’hui, les jeunes metteuses et metteurs en scène travaillent de plus en plus comme les réalisateurs. Ils participent à l’écriture en amont, quand ils n’écrivent pas leurs textes eux-mêmes. Mettre en scène, c’est avoir une conception d’un spectacle, vouloir défendre un parti-pris et proposer une aventure collective à une équipe d’artistes et de collaborateurs autour de cette vision. C’est une fonction de guide, telle que la défendait Peter Brook.

D’où votre travail avec Jean-Claude Carrière ?

Cyril Le Grix : Il m’expliquait qu’il travaillait comme les Anglo-Saxons. Pour eux, il y a une version littéraire du texte et il y a une version plateau. Ce que faisaient à l’époque Shakespeare, Molière et d’autres. Ils tenaient compte de la réalité du plateau et donc réécrivaient sans cesse jusqu’à la première, et parfois même après. Et ça, c’est absolument nécessaire. Ce qui manque encore aujourd’hui, c’est une meilleure intégration de l’auteur du texte dans le processus de création, quand il est différent du metteur en scène. Qu’il puisse, à la demande du metteur en scène, réécrire des choses, d’être présent à certaines répétitions, etc. Cela se fait un petit peu, mais de manière informelle. C’est ainsi que Carrière travaillait avec Peter Brook. Il assistait très souvent aux répétitions, faisait des propositions, par rapport à ce qu’il avait vu, par rapport aux suggestions de Peter Brook et des comédiens… Cela donne une langue très concrète, une langue de plateau qui n’a rien à voir avec celle d’un texte littéraire. Dans le Timon d’Athènes traduit par Jean-Claude, on sent que c’est une langue qui a été travaillée au plateau, avec le metteur en scène et les comédiens. Cette dimension scénique, spectaculaire, du spectacle lui-même, c’est la responsabilité du metteur en scène.

C’est pour cela que l’on peut voir plusieurs fois Molière, Shakespeare, car à travers le prisme du metteur en scène, c’est à chaque fois un spectacle différent !
Callas, il était une voix © Xavier Cantat
Callas, il était une voix de Jean-François Vio © Xavier Cantat

Cyril Le Grix : On peut voir une pièce dans cent mises en scène différentes, parce que chaque artiste fait le choix de mettre en lumière telle ou telle facette d’une l’œuvre. L’ADN du syndicat est la défense d’un théâtre de créateurs et sa mise en valeur. Un théâtre de metteurs en scène qui ont un point de vue sur l’œuvre qu’ils montent. La mise en scène, ce n’est pas autre chose qu’une interprétation parmi mille autres d’une œuvre, une interprétation qui s’inscrit dans l’époque où nous vivons, vouée à l’éphémère. L’un des grands chevaux de bataille du syndicat a été de faire reconnaître cet aspect du travail du metteur en scène. On oublie trop souvent qu’historiquement, c’est en 1887 que naît l’idée de metteur en scène, lorsqu’André Antoine décide d’éteindre la lumière de la salle afin que le public puisse se concentrer sur une proposition cohérente, c’est-à-dire un spectacle né de la vision d’un artiste !

C’est en éteignant la salle que le metteur en scène entre dans la lumière…

À la fin du XIXème siècle, quelqu’un se dresse dans la salle pour dire au directeur, au dramaturge ou aux vedettes de l’époque : arrêtez tout, ce n’est plus possible de faire un théâtre aussi décadent, il faut faire du théâtre autrement. Il révolutionne ainsi l’art théâtral, mettant fin aux décors somptueux mais vains, imposant à l’acteur le respect du texte et une nouvelle approche de l’interprétation, demandant une lecture particulière et une recherche de sens qui puisse donner naissance à une œuvre scénique cohérente. Il ne faut pas confondre la « mise en scène », qui existe depuis les origines, et la naissance du metteur en scène qui appartient à l’époque moderne. L’arrivée de l’électricité va révolutionner le spectacle : elle permet l’utilisation d’une nouvelle source de lumière et donc d’un nouveau langage esthétique. À partir de là, l’auteur-metteur en scène va pouvoir utiliser tous ces nouveaux outils techniques pour construire son œuvre scénique. Comme à chaque révolution esthétique dans l’histoire de l’art, il y a au préalable une révolution technique. Ceci étant, on peut tomber d’accord ou pas avec une mise en scène — c’est un autre problème. Le travail du syndicat est effectivement de mettre « en lumière » le rôle du metteur en scène dans le processus de création d’un spectacle, de mieux faire comprendre sa démarche. N’oublions pas que cette naissance du metteur en scène a eu lieu en France : André Antoine, c’est dix ans avant Stanislavski !

Propos recueillis par Marie-Céline Nivière

Le Journal de l’année de la peste d’après Daniel Foe
Théâtre de l’Epée de bois
Cartoucherie – Route du Champ-de-manœuvre
75012 Paris.
Du  18 mai au 28 mai 2023.
Du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30.
Durée 1h05.

Traduction, adaptation et mise en scène de Cyril Le Grix.
Avec Thibaut Corrion.
Costumes de Coline Ploquin.
Création lumière de Thomas Jacquemart.
Collaboration artistique d’Emilie Delbée.

Syndicat National des Metteuses et metteurs en scène.

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