France-fantôme, Tiphaine Raffier © Simon Gosselin

France-fantôme, nos révolutions scopiques

Le théâtre Nanterre-Amandiers, en partenariat avec la MC93, accueille « France-fantôme ». Science-fictionnelle et jusqu'au-boutiste, cette pièce, créée en 2017, déplace le spectateur en le mettant face à un futur possible, sans visages.

France-fantôme, Tiphaine Raffier © Simon Gosselin

Le théâtre Nanterre-Amandiers, en partenariat avec la MC93, accueille France-fantôme. Science-fictionnelle et jusqu’au-boutiste, cette pièce, créée en 2017, déplace le spectateur dans un futur possible, sans visages.

À l’exception de quelques artistes aventureux, le théâtre fait encore peu son miel de la théorie de l’image et des nouvelles technologies de capture et de représentation. En 2017, Tiphaine Raffier amenait la question sur un plateau de science-fiction. France-fantôme est reprise aujourd’hui aux Amandiers, avant que le théâtre accueille La Chanson (reboot), autre throwback dans l’œuvre de l’autrice. L’occasion de se laisser aspirer par un récit dense, joueur, qui pose comme un problème philosophique le rapport de l’homme aux images qu’il produit et, à la source, la place laissée aux outils dans nos conceptions de l’humanité.

France-fantôme, Tiphaine Raffier © Simon Gosselin
Aspirer les souvenirs comme on aspire les miettes

France-fantôme se déroule au XXIIe siècle, mais la pièce s’ouvre dans une cuisine presque surannée. Comme par anamorphose, on prend d’abord pour une banalité ce tableau finalement étrange : pourquoi le mur est-il tapissé d’un paysage en trompe-l’œil ? Pourquoi cette étrange espèce de compteur électrique trône et clignote-t-il au milieu de la pièce ? À la table, Véronique (Edith Meriau), prof de lettres. La conversation qui prend place entre l’enseignante et l’un de ses élèves (Johann Weber) résume la distortion science-fictionnelle : l’élève lit un bout de roman, puis dévoile que le texte a été passé au crible d’un algorithme amputant 10% de la masse lexicale. Véronique le jette à la porte.

De l’évier au frigo plane l’absence de Sam, un compagnon victime d’un attentat, dont Véronique apprend la mort au téléphone. Quid de cette machine qui clignote au mur ? Le démémoriel, c’est son nom, est la grande invention de l’époque, et son existence sous-tend tout l’agencement politique, symbolique et esthétique de cette France future. Plus de souvenirs : les humains vident leur mémoire dans la machine quotidiennement, incités par un système de rémunération. Plus de visages : leur représentation est interdite. Mais pourquoi ? Dans l’ère de la neuvième révolution scopique, comme on l’appelle, on peut ramener les morts à la vie, mais dans des corps de substitution. L’effacement des visages et des souvenirs permet donc d’entretenir la suspension d’incrédulité face aux nouveaux traits des « rappelés », condition sine qua non pour que continue de tenir dans son équilibre fébrile une société déjà émaillée d’attaques terroristes. Mais pour Véronique et Sam, qui revient dans une nouvelle enveloppe (celle de Teddy Chawa), la mécanique, justement, se grippe.

France-fantôme, Tiphaine Raffier © Simon Gosselin
Réveiller le spectateur

Le niveau de détail avec lequel Raffier compose son univers est la texture même de la science-fiction : un univers hypothétique dont la cohérence s’éprouve dans les recoins. Ainsi des publicités, diffusées à intervalles réguliers pendant la pièce, promouvant la société Recall Them Corp., orchestratrice hégémonique d’un pays où le pouvoir public n’est, surprise, plus que la béquille de méga-entreprises. Ou ces cercles de parole qui rythment la seconde partie du spectacle, dans lesquels les ressuscités témoignent des discriminations intersectionnelles qu’ils subissent. Ce foisonnement pourrait passer pour un éparpillement. En réalité, le problème philosophique n’en est que ragaillardi, puisqu’il se teste de scène en scène dans un récit somme toute linéaire (« concilier une recherche radicale et un plaisir simple de raconter des histoires », écrit l’autrice et metteuse en scène). Et si cette forme-là ne se présente pas sans résistances (un univers visuel délibérément laid, un jeu un peu outré par moments, une certaine longueur), elle n’en porte pas moins l’accomplissement abouti d’une vision.

Alors France-fantôme invite, dans un mouvement vif, à réexaminer notre rapport à l’absence, à la représentation, à l’appareillage technologique. À nous projeter dans un avenir qui ne ressemble à rien d’autre qu’une exacerbation du possible, en même temps qu’à laisser vaciller notre rapport au spectacle lui-même — « notre regard peut-il jamais se reposer ? », demande en quelque sorte la fin. Une adresse nous est faite à deux reprises dans la pièce : « Vous êtes des sentinelles ». On l’entend d’abord comme une congratulation complaisante adressée à un public-type, conscient, politisé. On la reçoit une seconde fois comme les victimes d’une supercherie qui nous aura rendus complices malgré nous du maintien de l’ordre dystopique. Mais en philosophe, Raffier loge une troisième voie dans le rapport dialectique : ni ordre, ni caresse, France-fantôme nous enjoint de quitter nos sièges en spectateurs pensants, aux aguets. Chaque fois que le théâtre parvient à le faire, ne s’agit-il pas d’une petite révolution scopique ?

Samuel Gleyze-Esteban

France-Fantôme de Tiphaine Raffier
Théâtre Nanterre-Amandiers
7 avenue Pablo Picasso
92022 Nanterre

Durée 2h30

Tournée
Le 9 février au Théâtre Sartrouville / Yvelines – CDN
Du 31 mars au 7 avril au Théâtre National Populaire (TNP) – Villeurbanne

Texte, mise en scène Tiphaine Raffier
Avec Guillaume Bachelé, Teddy Chawa, François Godart, Edith Mérieau, Rodolphe Poulain, Haïni Wang, Johann Weber
Musiciens Marie Eberle, Pierre Marescaux
Assistants à la mise en scène Lyly Chartiez-Mignauw, Lucas Samain
Scénographie Hélène Jourdan
Musique Guillaume Bachelé
Costumes Caroline Tavernier
Création lumière Mathilde Chamoux
Régie lumière Benjamin Trottier
Création son Frédéric Peugeot
Régie son Hugo Hamman, Martin Hennart
Création vidéo Pierre Martin Oriol
Régie vidéo Pierre Hubert
Régisseur général Olivier Floury
Régisseur plateau Laura Millard
Administration et production Véronique Atlan Fabre, Juliette Chambaud, Charlotte Pesle Beal

Crédit photos © Simon Gosselin

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