Sandrina Martins © Le Carreau du Temple

Festival Everybody, le corps en question 

Au Carreau du Temple, du 17 au 21 février 2023, Sandrina Martins organise le festival Everybody. Rencontre.

Vous êtes à la tête du Carreau du Temple depuis maintenant un peu plus de sept ans. Qu’avez-vous voulu insuffler à ce lieu atypique, installé dans un ancien marché couvert construit au XIXe siècle ? 

Sandrina Martins : Dès mon arrivée, il était important pour moi de donner une identité au lieu, de l’ancrer dans son environnement. Quand les anciennes halles ont été réhabilitées, un an avant que j’en prenne la direction, la ville de Paris a souhaité faire de cet endroit un espace où se conjuguent culture et sports, entièrement dédié aux modes de vies actuelles et aux nouveaux usages urbains. Dans cet optique, il a été convenu que son modèle économique repose sur une gestion mixte privée-public assez inédite pour un équipement municipal. Il fallait donc imaginer un projet qui allie toutes ses données et qui fassent le lien entre l’ensemble de ses missions. D’un côté, chaque semaine, des milliers d’enfants provenant d’une dizaine d’établissement scolaires voisins viennent ici pour leurs cours d’EPS, Le Carreau du Temple étant équipé en sous-sol d’un gymnase, d’un dojo et d’un studio de danse. Cela nous permet également d’accueillir une cinquantaine d’associations pour des ateliers sportifs, artistiques et de bien-être. De l’autre, nous possédons une salle de spectacle avec sa programmation annuelle. Enfin, et c’est important, la grande halle est louée pour de grands événements, des défilés de mode notamment. C’est la seule façon d’équilibrer notre budget, qui est ainsi autofinancé à plus de 80 %. C’est une donnée très importante pour comprendre notre fonctionnement, car cela contraint forcément le développement du projet. Avec tout cela, il a fallu trouver un fil conducteur, une ligne pour donner une cohérence à l’ensemble. Comme une évidence, la question du corps s’est imposée. C’était le lien entre tous les outils, tous les éléments qui constituent le Carreau. À partir de là, il était logique que pour la salle, je m’intéresse à une programmation autour de la danse contemporaine. Un domaine que je connais assez bien, parce que c’est de là que je viens. Et puis, finalement quand on regarde le panorama parisien, il y a peu de lieux qui en font : c’était donc une façon de se démarquer. 

Quand vous dites que c’était logique…
Happy Hype - Collectif Ouinch Ouinch X Mulah © Julie Folly

Sandrina Martins : Oui, le lieu s’y prête. Nous possédons un magnifique plateau pour des formes performatives et des pièces de danse contemporaine. C’est aussi un vrai engagement culturel. La danse doit être diffusée plus, et mieux. Aujourd’hui, c’est un peu le parent pauvre des arts vivants. Dans cette optique, j’ai engagé une transformation en profondeur de la programmation du Carreau du Temple, qui jusque-là était plutôt musicale, pour mettre en avant l’art chorégraphique. Puis je me suis dit qu’il était nécessaire aujourd’hui qu’un lieu culturel, un établissement public soit aussi un endroit de réflexion, de pensée. Je crois profondément que c’est à cela que doit tendre un grand théâtre public du XXIesiècle. Au XXe siècle, sous l’impulsion de Malraux, il y a eu la décentralisation. Aujourd’hui, il est important que l’art vivant s’intéresse vraiment aux questions qui traversent nos sociétés contemporaines, que ce soit l’environnement, le genre, le rapport au corps… C’est dans ce cadre que nous accueillons tous les mois un cycle de rencontres animé par la journaliste féministe Lauren Bastide, qui évoque dans ses podcasts la place de la femme dans l’espace public ; que nous avons, en collaboration avec des associations qui travaillent sur le handicap, mis en place des cours spécifiques pour les personnes à mobilité réduite ou non valides. 

Comment est né le festival Everybody ? 
Manifesto Transpofágico de  Renata Carvalho © Danilo Galvão

Sandrina Martins : Au cours de mes nombreuses lectures, j’ai découvert un certain nombre d’écrits philosophiques autour de la question du corps, notamment Un corps à soi de Camille Froidevaux-Metterie, dont le titre est une référence évidente au roman de Virginia Woolf. Cela a nourri ma réflexion et m’a donnél’idée d’imaginer un événement festif, ouvert à tous et toutes, qui permettrait d’interroger vraiment la question du corps aujourd’hui. L’objectif était d’inviter des artistes à évoquer lors d’un temps autre, de déconstruire les stéréotypes liés à la couleur de peau, au genre ou aux handicaps. C’est d’autant plus nécessaire que depuis quelque temps, on observe un repli dans la société, un retour à un conservatisme délirant. Il était donc pour moi nécessaire de créer un festival qui permet d’aborder ces sujets, de mettre à mal les préjugés, de réveiller les consciences, de faire évoluer les mentalités. D’autant que si l’on décode les mécanismes de discrimination, on se rend rapidement compte qu’ils sont régis par les mêmes processus de pensée. En parallèle de cela, ce qui est passionnant, c’est que notre époque est aussi celle de la décomplexion totale, du droit à être qui l’on veut. Il y a une vraie fracture au cœur de notre société. Elle n’a jamais été autant divisée, les uns s’enferment dans leurs a priorisleurs idées reçues ; les autres, plus contestataires, refusent l’ordre établi et se libèrent de toutes leurs chaînes. Et entre les deux, un fossé irréconciliable, une cristallisation des paradigmes sociétaux. Tout cela est finalement assez angoissant.

L’art vivant est-il l’endroit pour apaiser les tensions ou en tout cas en décoder les origines ? 

Sandrina Martins : Je le crois, en effet. Il suffit d’observer les publics qui fréquentent Le Carreau du Temple. Du fait de notre emplacement au cœur de la Capitale, on observe une grande diversité d’âges, d’origines, de classes sociales, etc. On est un carrefour, un lieu de rencontre, c’est donc à nous de porter un message universel, de faire entendre que finalement tous les corps sont possibles, tous les modes de vie aussi. C’est d’autant plus d’actualité que nous sommes dans une période de réappropriation des corps. On n’a jamais autant parlé des règles des femmes, des violences conjugales, du sexisme. Ces sujets étaient encore tabous il y a de cela dix ans. Les artistes étant à l’écoute du monde, du pouls de la société, il est normal qu’ils s’en emparent, qu’ils portent cela au plateau. 

Justement, comment choisissez-vous les artistes que vous invitez ? 
Plutôt vomir que faillir - Rébecca Chaillon © Marikel Lahana

Sandrina Martins : Déjà, je vois énormément de spectacles. C’est la base de nos métiers de programmation. Puis il y a des fidélités, des artistes que je souhaite soutenir et suivre. Dans le cadre de la saison, je fais des choix liés aux thématiques que nous souhaitons aborder, le féminisme par exemple. Pour Everybody, clairement, je me fais plaisir. Ce temps fort permet d’être audacieux, d’être créatif. Souvent, ce sont des formes expérimentales, des moments partagés où tout est possible. Cela me permet d’essayer, d’être assez éclectique. Après, je fais très attention à la pertinence des artistes, à leur sincérité, à leur authenticité. Je ne cherche pas l’effet de mode, mais plutôt de travailler au long cours. C’est le cas par exemple avec Rébecca Chaillondont je trouve le travail d’une rare intelligence et très référencé. Nous l’accompagnons depuis sept ans. L’an passé, nous avions présenté Carte Noire nommée DésirCette année, nous programmons sa dernière création, une pièce jeune public, Plutôt vomir que faillir. Cette année, j’ai décidé d’inviter Eric Ming Cuong Castaing. Dans sa pièce Forme(s) de vie, il travaille sur le handicap, les corps accidentés. Il offre la possibilité à une ancienne danseuse et un ancien boxeur qui ont perdu leur mobilité de retrouver la sensation de mouvement. C’est assez puissant. Montrer la diversité des corps, permettre au public de s’impliquer, de se sentir concerné, cela fait partie de nos missions. En-tout-cas, c’est comme cela que je vois la place des établissements publics dans le paysage culturel. Notre rôle est de contribuer à l’évolution positive de la société par l’art, à une acceptation des différences pour un monde meilleur. L’autre chose qui est importante pour moi, c’est de pouvoir programmer trois spectacles en une soirée, et donc de privilégier les formes courtes. Les festivaliers peuvent ainsi passer d’un univers à l’autre, se confronter à des esthétiques très différentes ; voir le même soir, après avoir participé à un atelier dirigé par une danseuse du Crazy Horse, une œuvre d’Arthur Perole, de Tânia Carvalho et du collectif Ouinch Ouinch

Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter ? 

Sandrina Martins : De continuer à questionner l’état de nos sociétés, à interroger le monde d’aujourd’hui, à surprendre les publics, à leur permettre de libérer leur corps. 

Propos recueillis d’Olivier Frégaville-Gratian d’Amore 

Festival Everybody
du 17 au 21 février 2023
Le Carreau Du Temple
4 Rue Eugène Spuller, 75003 Paris

crédit portrait © LE Carreau du Temple
crédit photos © Julie Folly, © Danilo Galvão et © Marikel Lahana

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