Ranger, Pascal Rambert © Louise Quignon

Ranger et Perdre son sac : Rambert, deux âges

Au Théâtre national de Bretagne, Pascal Rambert crée deux pièces en simultané en forme de monologues. Perdre son sac et Ranger mettent respectivement en scène Lyna Khoudri et Jacques Weber autour des récits de deux générations aux antipodes.

Aux Bouffes du Nord, comme au TNB où il est créé, le double programme Rambert verra se succéder Perdre son sac et Ranger, deux monologues taillés sur mesure pour deux acteurs : Lyna Khoudri, interprète d’Actrice, et Jacques Weber, que le metteur en scène dirigeait dans Architecture. Deux titres à l’infinitif, moins des mots d’ordre que des gestes prélevés sur le quotidien le plus commun. On peut les lire comme autant de lucarnes sur des vies prises « au hasard » parmi le flot humain, et leurs textes, des bribes interceptées au milieu du brouhaha de pensées. Mais ils augurent aussi deux directions opposées : d’un côté, l’ébauche d’un déséquilibre, de l’autre, une remise en ordre. Dans la juxtaposition de ces deux créations bien autonomes se révèle une scission centrale, le trou générationnel, lézardé en diagonale par d’autres problèmes — le genre et, surtout, le capital.

Le lion meurt tous les soirs
Ranger, Pascal Rambert © Louise Quignon

Jacques Weber débarque dans une chambre d’hôtel hongkongaise éclairée comme à l’hôpital par de longs néons blancs. Costume noir et chemise blanche, bouquet à la main, et cette petite mèche blanche qui tombe élégamment sur le haut de son front. L’allure bourgeoise. Face au lit, une table Tulip sur laquelle le patriarche dispose progressivement son whisky, ses médicaments, et, dans un cadre, la photo d’une compagne défunte. Dans cette intimité qui ne lui appartient pas, Weber déroule les souvenirs d’un auteur quarante ans amoureux de cette femme que les anecdotes nous aident progressivement à révéler, entre débauche et appétit (de vie, de littérature). Puis lui-même se guide doucement vers une mort choisie, une mort étrange tant elle est béate — Ranger offre une image somme toute peu courante, celle d’une satisfaction quasi-totale qui amène tout naturellement le vieil homme, après quelques rails de coke, à s’abandonner à la mort, enveloppé des souvenirs d’un amour immaculé.

La langue nerveuse de Rambert se dérobe derrière ce chant du cygne amoureux : la partition de Weber n’est pas celle du conflit, comme dans Architecture, et la chambre accueille à la place un temps ultime qui n’est même pas celui de la réparation, mais celui du bilan satisfait d’une vie sans manque. Seul son récit d’homme lost in translation à l’issue d’une journée émaillée de mésententes avec son interprète allophone rappelle, en filigrane, cette intranquilité toute rambertienne, mais non sans humour et légèreté. Jacques Weber a, lui, quelque chose du vieux lion que l’on en attendait dans ce seul en scène. À la sortie, il nous glisse s’être rendu compte de combien il était important de « prendre le temps » : les représentations suivantes n’en seront que meilleures.

Perdre son sac, Pascal Rambert © Louise Quignon
Lyna Khoudri, début de l’A

Pourtant, face à cette ode, quelque chose résiste. Le monologue du veuf s’étire un peu. Et dans la tête, par flashs, nous reviennent les images et les mots de Perdre son sac, vu une heure plus tôt dans le même théâtre ; des visions aussi bien imprimées dans la rétine qu’ils furent éclairées pleins phares par deux panneaux led et qui mettent en porte-à-faux cette élégie tranquille du vieux bourgeois triste, mais repu. La vision, sur le fond d’une grande bâche bleue, est saillante. Lyna Khoudri débarque, un balai-éponge à la main, entre un panier de courses et un seau en plastique. La jeune fille lave des vitres pour survivre, mais pour les quarante minutes du spectacle, elle s’extrait de sa situation pour élever la voix et dénoncer l’impossibilité sociale de vivre sa vie. Pour déverser le fiel d’une jeunesse intranquille.

On pourrait frémir à l’idée de voir l’auteur poser ses pattes sur les problèmes de la jeunesse (prise au sens large — la protagoniste a 29 ans, sensiblement l’âge de son interprète). Pourtant, le monologue, écrit en 2017, montre une certaine acuité dans ce qu’il soulève de la cristallisation de la condition néolibérale dans le destin d’une jeune adulte. Il remue la précarité, la difficulté à se faire une place dans le monde, la décorrélation du capital culturel et du déclassement économique (« J’ai un bac plus cinq », martèle la laveuse de vitres). Il inventorie les idéaux qui survivent dans ce champ de ruines : la rébellion, la quête du beau, l’amour libre. C’est cet état des lieux, cette exposition qui intéresse Rambert, davantage que l’ouverture de perspectives, puisque dans le texte, celles-ci sont inexistantes. C’est avec la même frontalité qu’il expose les travers de son personnage : en répond l’évocation de Sandrine, employée d’une magasin de beauté dont la protagoniste tombe folle amoureuse, une fille qui n’a jamais lu et qu’elle rêve d’abreuver de philosophie politique — travers narcissique logé dans un irrémédiable fossé social. Au fil de ce récit frénétique et cahoteux, on reconstitue donc le double portrait de deux femmes amoureuses, dont l’une a sombré dans les couloirs de l’institution psychiatrique, alors que l’autre sort les mots en armes symboliques.

Perdre son sac vaut pour la consécration, à la scène, de sa comédienne, plutôt habituée aux plateaux de tournage depuis sa révélation en 2017 dans Les Bienheureux de Sofia Djama. Face public, Lyna Khoudri est incandescente et limpide, captivante de bout en bout. Le monologue est traversé de deux moments d’exaltation physique empêchée — la jeune femme fait des claquettes et piétine à pieds joints sur un morceau des Sex Pistols. Le geste est désespéré, mécanique, et révèle un peu plus le regard nihiliste du metteur en scène sur ce début de soulèvement. Mais dans cet assemblage scénique, presque plus proche de l’arte povera que des grandes productions de son metteur en scène, le tremblement à venir résonne précisément dans une performance d’actrice qui, à elle seule, donne toute sa force à ce cri.

Samuel Gleyze-Esteban

Théâtre National de Bretagne
1 rue Saint-Hélier
35040 Rennes

Ranger de Jacques Rambert
Du 20 au 28 janvier 2023
Durée 1h25 environ

Tournée
Du 2 au 18 février 2023 au Théâtre des Bouffes du Nord

Texte, mise en scène Pascal Rambert
Collaboration artistique Pauline Roussille
Création lumières Yves Godin
Costumes Anaïs Romand
Scénographie Pascal Rambert et Aliénor Durand
Répétiteur José-Antonio Pereira 

Avec Jacques Weber

Perdre son sac de Pascal Rambert
Du 18 au 28 janvier 2023
Durée 40 min

Tournée
Du 7 au 18 février 2023 au Théâtre des Bouffes du Nord
Du 18 au 28 janvier 2023 au TNB, Théâtre National de Bretagne – Rennes
Le 24 février 2023 à L’Octogone – Pully (Suisse)
Le 18 mars 2023 à L’Astrada – Marciac
Les 21 et 22 mars 2023 au Théâtre Saint-Louis – Pau
Du 28 au 31 mars 2023 à la Comédie de Béthune, CDN
Les 5 et 6 avril 2023 au Théâtre Municipal – Villefranche
Le 13 avril 2023 au Canal – Redon

Texte, mise en scène et installation Pascal Rambert
Collaboration artistique Pauline Roussille

Avec Lyna Khoudri

Crédit photos © Louise Quignon

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