23 fragments de ces derniers jours, Troisième Cirque ©João Saenger
23 fragments de ces derniers jours, Troisième Cirque ©João Saenger

À Auch, un état de l’art circassien

Pour sa 35e édition, l'incontournable festival du cirque actuel additionnait vingt-cinq propositions, offrant un panorama diversifié de la création contemporaine.

À Auch, sous le soleil d’un été sans fin, les spectateurs du Festival du cirque actuel s’agitent. On entend parler français, espagnol, italien, et d’autres langues encore. Rayonnant à l’international, le festival présentait cette année des compagnies pour beaucoup basées en France mais dont les membres représentent les quatre coins du monde. Ce rendez-vous immanquable, pourtant encore à taille humaine, offre une riche photographie du cirque contemporain institutionnalisé, dans une vue panoramique qui rappelle la diversité de ses formes. Et permet aussi de soulever des problématiques propre à l’état actuel de cet art, dont les velléités interdisciplinaires, si elles ne sont pas neuves, continuent d’accentuer d’autres questions, comme celle de l’écriture.

Barrières, Cie Bêstîa ©Sylvain Frappat
Barrières, Cie Bêstîa © Sylvain Frappat
Face au mur

Dans l’immense dôme qui fait face aux quartiers généraux de Circa, dans des gradins en pente raide, le public, nombreux, s’installe pour découvrir Barrières de la Cie Bêstîa, mis en scène par Wilmer Marquez. Le plateau est coupé en deux par un mur, élément central de ce spectacle de voltige et porté acrobatique à dix interprètes. La pièce s’ouvre avec une image très photographique : celle d’une petite foule traversant le plateau en large, longeant la cloison qui se dresse au-dessus d’eux. La grisaille, les costumes renvoient en quelques traits à l’imaginaire de l’Europe de l’Est, ce côté-là du mur. Puis les manteaux tombent, l’univers change, ressemble davantage à notre présent. Un interprète saute en l’air, deux autres s’engagent dans un porté, et bientôt les corps volent sur toute la largeur de la scène dans une chorégraphie d’une beauté et d’une élégance indéniables, au son de la voix de Lhasa, à laquelle le spectacle est une forme d’hommage.

Mais Barrières ne tarde à délaisser cette épure chorégraphique au profit d’une progression narrative allégorique presque naïve. On voit arriver de loin la parabole, qui a beaucoup à voir avec 1989 mais reste réitérable à autant de situations qu’il y a de murs dans le monde. Les individus démantèlent la barrière en carrés de mousse, qui bientôt s’effondre complètement, et laisse les corps s’émanciper dans la fête. Mais la société libérale est tout aussi viciée, et le dernier chapitre de cette réflexion s’enlise dans une métaphore simpliste de l’accumulation et de la solidarité, chapeauté par une morale qui apparaît, sur scène, comme trop primaire. On pourrait dire qu’il s’agit de cirque, pas de théâtre, et qu’il ne faut pas lire dans le genre plus que ce qu’il est. Seulement, dans un nouveau cirque qui prône l’interdisciplinarité et les hybridations avec la danse ou le théâtre, on ne peut qu’effectuer cette observation : la question de l’écriture est cruciale, et peut parfois porter préjudice et diluer le talent d’une troupe aussi talentueuse que celle de Bêstîa.

Searching For John, Stefan Kinsman ©Pierre Bellec
Searching For John, Stefan Kinsman © Pierre Bellec
Stefan Kinsman au far-west

Au sein de l’ancienne chapelle Cuzin, Stefan Kinsman, formé au Conservatoire national des arts du cirque (CNAC) nous attend dans un décor de western, une vieille cahute de ranch ouverte aux quatre vents. « Chercher John », le titre en anglais trouve son sens dès le début, quand Kinsman effeuille différents costumes — y passent la paysanne, le taulard, le prêtre — avant de trouver le personnage qui occupera la piste tout le reste du spectacle, son alter ego depuis plusieurs spectacles : John Henry. Le cow-boy s’exprime en borborygmes américanisants, donne des noms aux objets qui peuplent la maison (la lampe, le rocking-chair), lesquels le lui rendent bien en prenant vie sous nos yeux médusés.

Puis arrive la roue Cyr, l’agrès fétiche de Kinsman, qui n’hésite pas à raconter une histoire d’amour entière entre John et l’objet. Dans le petit espace de Cuzin, qu’il la fait tourner à quelques mètres de nous, sous la lumière crépusculaire de Gauthier Devoucoux, Kinsman donne à la roue une dimension toute particulière, rappelant presque le monolithe kubrickien de 2001. Un objet de fascination mystique, graphique et anachronique. Ici aussi, le spectacle aurait supporté d’être condensé — les gesticulations du personnage ne sont pas étirables à l’infini. Il n’est pas moins un bel exemple d’intégration des numéros de cirque dans un univers esthétique et narratif original et surprenant. Une réussite, donc.

Lontano, Cie 7Bis ©Thomas Botticelli
Lontano, Cie 7Bis © Thomas Botticelli
Roue Cyr, deuxième et troisième

À quelques encablures du dôme, dans la salle du Mouzon, un double programme de formes courtes, elles aussi pensées autour de la roue Cyr. Union des forces, d’abord, avec l’auteur Hakim Bah, le guitariste Arthur B. Gillette et le circassien Juan Ignacio Tula (formé à la turinoise Fondazione Cirko Vertigo et aux côtés de Kinsman au CNAC). Pourvu que la mastication ne soit pas longue donne à voir du cirque guidé par un récit, dit l’écrivain lui-même sur scène : celui d’un personnage réel, Amadou Diallo, de son arrivée aux États-Unis depuis la Guinée jusqu’à sa mort sous les balles de la police new-yorkaise, en 1999.

Pudique, la pièce montre comment un récit littéraire de mémoire politique peut s’articuler avec une performance de cirque qui, à juste distance, accompagne les mots sans les illustrer. Elle affirme par là la force évocatrice que peut prendre la roue Cyr en-deçà du spectaculaire. En deuxième partie du même programme, même outil, mais principe presque inversé, puisque Lontano, seulement rehaussée par sa bande musicale, pose Marica Marinoni seule sur scène avec la roue. Assez impressionnante, cette performance et se concentre à l’inverse sur le mouvement pur. À peine Marinoni évoque-t-elle au passage quelques figures, comme celle de la boxeuse ; l’essentiel réside dans le lien, à la fois complice et conflictuel, entre l’artiste et son objet.

23 fragments de ces derniers jours, Troisième Cirque ©João Saenger
23 fragments de ces derniers jours, Troisième Cirque © João Saenger
Marcher sur des œufs

Face à 23 fragments de ces derniers jours, on regrettera, encore une fois, l’impression qu’il aurait fallu un peu resserrer la trame. Le spectacle de la compagnie du Troisième Cirque, mis en scène par Maroussia Diaz Verbèke, compte néanmoins comme une belle découverte du festival. On l’aborde pourtant avec circonspection : quelque chose, dans le ton, l’univers visuel, et l’enchaînement des premiers numéros, laisse craindre d’avoir affaire à l’une de ces propositions reposant sur un absurdisme mou et tautologique. Mais ce spectacle, imaginé à Brasilia en 2019 avec les interprètes de la compagnie Instrumento de Ver, a quelque chose à dire de plus grave, de plus intéressant également, utilisant le cirque pour décrire l’absence de grand récit et le sentiment d’une société enlisée dans une situation délicate.

Au gré d’une structure en rhizome, en poussant les corps vers une exhaustion toujours signifiée et jamais cruelle, sur un tapis de verre brisé ou en équilibre sur un escalier de bouteilles, 23 fragments se fait l’expression d’une dialectique de la difficulté et du courage qui résonnait comme le produit d’une urgence particulière alors que la réélection de Bolsonaro pendait encore au nez du monde. Imparfait, risqué, et trop étalé lui aussi (l’effeuillage des vingt-trois parties met le spectateur à l’épreuve), il offrait contre toute attente une image émouvante : celle d’artistes talentueux créant à partir d’objets pauvres depuis un pays en luttes. Marcher sur des œufs est aussi du cirque.

Samuel Gleyze-Esteban – Envoyé spécial à Auch

35e festival du cirque actuel
CIRCa – Pôle National Cirque
Allée des Arts
32000 Auch

Barrières – Cie Bêstîa
Mise en scène : Wilmer Marquez
Régie générale : Laurent Lecoq
Création lumière : Ludwig Elouard
Création sonore : Emmanuel Desguez
Création de costumes : Marie Meyer
Interprètes : Wilmer Marquez, porteur. David Coll Povedano, porteur. Camille de Truchis, voltigeuse. Lisandro Gallo, voltigeur. Gonzalo Gazzola, porteur. Frédéric Escurat, porteur. Katell Le Brenn, contorsionniste. Shunyo Hanotaux, contorsionniste. Paula Paradiso, voltigeuse. Diego Ruiz Moreno, porteur

Searching for John – Cie La Frontera
Écriture et interprétation : Stefan Kinsman – Artiste Associé au PNC de Nexon
Création son : Chloé Levoy
Création lumière : Gautier Devoucoux
Conception et création costumes : Kim Marro
Construction scénographie : Jean Marc Billon et Jani Nuutinen (Circo Aereo)
Grand remerciement, conseils et soutien : Andrea Speranza
Aide pour le texte : Michel Cerda
Musiciens : Manu Deligne et Alejo Bianchi

Lontano – Cie 7Bis
Co-création : Marica Marinoni et Juan Ignacio Tula avec Marica Marinoni
Création lumière : Jérémie Cusenier
Création sonore : Estelle Lembert
Création costumes : Gwladys Duthil
Regard extérieur : Mara Bijeljac
Régie : Estelle Lembert ou Célia Idir
Production – diffusion : Triptyque Production – Andréa Petit-Friedrich
Administration : Anne Delépine

Pourvu que la mastication ne soit pas longue – Cie Paupières Mobiles
Conception et interprétation : Hakim Bah, Juan Ignacio Tula, Arthur B. Gillette
Texte : Hakim Bah
Roue cyr : Juan Ignacio Tula
Création musicale et sonore : Arthur B. Gillette
Regard extérieur : Mara Bijeljac. Lumière : Gabriele Smiriglia

23 Fragments de ces derniers jours – Cie Le Troisième Cirque – Maroussia Diaz Verbèke en partenariat avec le collectif Instrumento de Ver
Circographie : Maroussia Diaz Verbèke.
Assistante à la circographie : Élodie Royer
Régie générale : Thomas Roussel
Conception technologique : Bruno Trachsler
Création lumière : Diego Bresani et Bruno Trachsler
Recherche musicale : Loïc Diaz Ronda et Cícero Fraga
Recherche scénographie : Charlotte Masami Lavault
Technique costumes : Emma Assaud
Interprètes créateurs : Lucas Cabral Maciel, Julia Henning, Beatrice Martins, Maíra Moraes, Marco Motta et André Oliveira DB

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