Joanne Leighton © Nikola Miltovic

Joanne Leighton, Poétesse surréaliste des corps

Au Carreau du Temple, en partenariat avec le festival June Events de l'Atelier de Paris, Joanne Leighton joue aux corps exquis.

Au Carreau du Temple, en partenariat avec le festival June Events de l’Atelier de Paris, Joanne Leighton transpose en danse, en mouvement, le jeu littéraire, ludique du cadavre exquis inventé par les surréalistes dans les années 20 ! À partir des grammaires, des écritures de plus de 58 chorégraphes, l’artiste  belgo-australienne et ses trois danseurs tissent une œuvre protéiforme et multiple. Rencontre.

Quel est votre premier souvenir d’art vivant ?
Il s’agit du spectacle de Disney sur glace. Mon oncle avait réussi à nous obtenir des places et je me souviens, enfant, être assise sous un énorme chapiteau, avec la patinoire au loin. Nos sièges étaient juste derrière un énorme poteau et, même si on m’avait soulevé pour me percher sur les genoux de quelqu’un, je ne voyais rien. L’atmosphère était électrique et j’ai adoré ça !
Un autre souvenir, un peu plus tard : j’avais environ 14 ans et mon école nous permettait d’obtenir des places à 1 dollar pour aller au théâtre. À cette époque, le politicien Don Dunston avait été élu pour gouverner l’Australie-Méridionale. L’administration socialement progressiste de Dunston a permis la reconnaissance des droits des aborigènes, la décriminalisation de l’homosexualité, tout en donnant vie à une ville des arts du spectacle florissante. J’ai ainsi pu aller voir mes premières œuvres de danse au festival d’Adélaïde. J’ai vu des pièces de la compagnie nationale l’Australian Dance Theatre (que je rejoindrai plus tard en tant que jeune danseuse), des créations de Christopher Bruce et Jonathan Taylor (anciens danseurs de la compagnie britannique Ballet Rambert) aux contenus variés, et même explicites. J’ai adoré la liberté et l’étendue de l’expression, ainsi que la capacité de la danse, une forme non-verbale, à toucher et à communiquer. J’ai eu l’impression que cette expression avait sauté de la scène jusque dans mon corps.

Corps exquis de Joanne Leighton © Patrick Berger

Quel a été le déclencheur qui vous a donné envie d’embrasser une carrière dans le secteur de l’art vivant ?
Enfant, j’ai grandi dans une famille monoparentale dans laquelle la danse et le spectacle vivant étaient complètement en dehors de notre champ d’expérience. C’était les années 70, une époque où l’on pouvait rêver, et où, quelle que soit la situation sociale ou économique, tout le monde pouvait y avoir accès.
J’ai été élevée au cœur du paysage australien, pas très loin du « bush » où souvent, nous randonnions et faisions du camping. Mon regard s’étendait vers l’horizon ou vers ce pic lointain que nous étions sur le point d’arpenter. En Australie, lorsque vous quittez la ville, vous entrez dans la « terre », dans un environnement naturel sec et sans eau, qu’il faut respecter et dont il faut prendre soin.
C’était une époque où l’accès à la culture n’était pas réservé à quelques privilégiés. L’éducation était gratuite, c’était un droit, un ticket pour l’avenir. Après avoir terminé le lycée, j’ai décidé de poursuivre mes études en danse. L’idée même que l’on puisse aller à l’université pour étudier les arts, et en particulier la danse, était libératrice et valorisante pour moi. C’est à l’université de Melbourne que j’ai étudié la danse : postmoderne, folklorique russe, classique, la chorégraphie, la musique, l’histoire de la danse, la notation Laban et Benesh, avec des interprètes, des professeurs et des chorégraphes invités comme Deborah Hay et Iréne Hultman.
Ce fut un moment riche et stimulant, comme un champ de créativité qui s’ouvrait devant moi. 

Qu’est-ce qui a fait que vous avez choisi d’être danseuse et chorégraphe ? 
Danser, pour la sensation de mon corps en mouvement et ma pensée engagée dans le suivi de ce mouvement. 
Ajoutez à cela un attachement aux arts visuels et à la poésie de la communication non-verbale : il n’y a pas eu de choix, c’est la danse qui m’a choisie.

Le premier spectacle auquel vous avez participé et quel souvenir en retenez-vous ? 
C’était à l’université, j’ai dansé dans une représentation de Troïka, une danse traditionnelle russe. Je me souviens d’avoir martelé les rythmes avec mes pieds. C’était à la fois physique et sonore, mais aussi le défi et la joie de danser ensemble dans le mouvement d’ensemble caractéristique de cette forme de danse. 

Votre plus grand coup de cœur scénique  ? 
J’ai beaucoup de moments inoubliables ! 
Je me souviens avoir enseigné pour La Monnaie / De Munt à Bruxelles au début des années 90, juste au moment où le célèbre chorégraphe Mark Morris quittait la ville, et les danseurs de toutes les compagnies de danse belges venaient prendre des cours ensemble, entassés dans le studio de Wim Vandekeybus à Schaerbeek ou dans le vieux studio Rosas près du canal. Il y a eu une expérience similaire quelques années plus tard, au Pavillon Noir, nouvellement construit, où j’enseignais aux danseurs du Ballet Preljocaj en présence de la compagnie Trisha Brown et des danseurs indépendants de la région.
Un autre souvenir ancré est celui d’être assis dans le théâtre de Charleroi/Danses avec Odile Duboc, qui interprétait alors une lecture de Conférence sur Rien de John Cage, dans ma pièce The End. Nous regardions la compagnie de Merce Cunningham exécuter un Events époustouflant, c’était la première représentation après la mort de Merce. 
Il y a bien d’autres moments que je n’oublie pas, comme regarder Katrien Vandergrooten très enceinte danser son solo expressif à l’Atelier de Paris / CDCN quelques jours avant la naissance de son premier enfant. On se disait, avec Maryse Gautier, la créatrice lumière et collaboratrice de longue date : nous ne devons jamais oublier ce moment, nous devons le graver dans nos yeux ; ou bien 9000 Pas sur la scène de l’opéra du Theater Freiburg, avec Drumming de Steve Reich joué en live ; 9000 Pas dansé au lever du soleil sur le sable de la plage de Copenhague, où le site, la mer, le sable et le ciel de l’aube devenaient alors la scénographie du spectacle. 
Tous ces moments sont vécus collectivement et s’étendent sur toute une vie.

Quelles sont vos plus belles rencontres ? 
Les meilleures rencontres se font avec les personnes qui m’entourent dans le travail : mes collaborateurs artistiques, les danseurs, l’équipe administrative, le public participatif ainsi que les programmateurs de théâtre qui soutiennent et défendent le projet de WLDN. 
Je pense par exemple à la création People United, une pièce pour 9 danseurs, basée sur l’atlas de photographies collectées pendant 10 ans. Les danseurs donnent vie à 800 photos de rassemblement de personnes lors de manifestations, de fêtes et de célébrations. Nous avons créé la pièce pendant la crise sanitaire, pendant les périodes successives de confinement, avec une première en mai 2021 pour le festival June Events. La pièce est née dans une période très incertaine, faite de distanciation sociale et d’isolement. 
Nous n’avions aucune garantie de pouvoir continuer à répéter et à terminer le travail à cause du covid et en même temps, nous occupions les scènes de théâtre laissées vacantes après les innombrables annulations de spectacles. People United a été rendu possible grâce à l’engagement et à la résilience des danseurs, des collaborateurs artistiques, des techniciens et des administratrices, ainsi qu’à leur volonté de traverser ce moment et créer. Ce fut une période extraordinaire, et elle n’est pas encore terminée. Je suis éternellement reconnaissante à chacune des personnes ayant contribué à ce processus. 
Il y a aussi, bien sûr, Peter Crosbie, concepteur sonore et compositeur avec qui je travaille sur le son et la musique depuis plus de 30 ans. Il est mon roc.

En quoi votre métier est essentiel à votre équilibre ? 
Le travail de chorégraphe est essentiel et je n’existe tout simplement pas sans lui. 
Chaque partie de mon être est canalisée par la création et la poursuite du travail, qui consiste à rassembler les gens autour de la danse, dans une ouverture à l’autre, dans le respect de nos différences. 
Je pense aux Veilleurs, en représentation continue depuis plus de 12 ans maintenant, où une personne se tient debout et veille sur la ville pendant une heure au lever du soleil, et une autre au coucher du soleil, sur 365 jours. Il y a aussi la trilogie constituée de 9000 Pas, Songlines et People United, autour des gestes universels, des mouvements que nous partageons et que je collecte depuis 2011 ; ou bien encore le travail participatif qui rassemble et engage les citoyens à danser ensemble. 
Je vois mes créations comme un miroir qui reflète le monde. Nos relations, la façon dont nous vivons et travaillons ensemble : c’est le début de toutes les relations. Il s’agit de faire tomber les barrières, les conflits, de créer un lien avec notre environnement. Sans aucune prétention, en tant qu’artiste, j’ai le désir de contribuer à changer le monde, à en faire un meilleur endroit où vivre, travailler, penser et danser ensemble, en apportant harmonie, connexion et paix.

Qu’est-ce qui vous inspire ? 
La nature, les paysages, notre écosystème, les rituels ancestraux, l’artisanat du fil et des tissus, les relations entre les gens et la façon dont nous pouvons mieux vivre ensemble… Tout cela alimente le potentiel d’une idée qui prend forme.

De quel ordre est votre rapport à la scène ? 
Peter Brook dit : il faut qu’une personne en regarde une autre pour que l’acte de performance soit complet. 
Ce n’est pas la scène qui m’intéresse, mais ce qui se passe entre l’œuvre et public. J’aime demander si le veilleur regarde la performance de la ville, ou si quelqu’un dans la ville tourne la tête pour regarder la performance du veilleur ? J’ai un grand intérêt pour l’art de la chorégraphie et la fabrication des danses, une passion pour la dramaturgie et la composition, un désir de transmission, de devenir un passeur, de l’un à l’autre.
Plutôt que de scène, je choisis de faire référence au lieu de la représentation. Le site peut être un plateau du théâtre, une place de ville, un chemin, un champ, une allée, le sommet d’un immeuble. Le site a une histoire et une identité et devient indissociable de la performance elle-même. C’est un lieu de potentiel, de complicité, d’altérité.

À quel endroit de votre chair, de votre corps, situez-vous votre désir de faire votre métier ? 
Mon travail naît entre mes pieds et le sol.

Avec quels autres artistes aimeriez-vous travailler ? 
Je n’ai pas de liste préméditée d’artistes avec lesquels j’aimerais travailler. 
J’aime l’idée de la rencontre, et comme je suis résolument liée à l’idée de l’art contemporain, de la fabrication et de l’écriture d’œuvres faites dans ce jour et dans ce temps, je fais un pacte avec moi-même pour rester dans ce jour, dans le présent, et pour être fidèle à ma démarche et à la capacité à faire lien, partager, agir, et rester créative.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore

Corps exquis de Joanne Leighton
June Events – Atelier de Paris
Le Carreau du Temple

4 Rue Eugène Spuller
75003 Paris
Les 14 & 15 juin 2022 à 19h30

Chorégraphie, conception de Joanne Leighton assistée de Marie Fonte
Artistes chorégraphiques – Lauren Bolze, Marion Carriau, Yannick Hugron  
Regard extérieur – Jérôme Andrieu 
Musique & design sonore de Peter Crosbie 
Costumes et accessoires d’Alexandra Bertaut 
Masques de Corine Petitpierre 
Espace – Lumières – Mana Gautier 

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