Vivants, la vibrante lettre de Catherine Marnas

De bordeaux, où elle a été confinée, Catherine Marnas livre un regard(s) bouleversant sur la crise qui touche actuellement l'Art vivant.

Le spectacle VIVANT
Et bien décidément non : la crise que nous traversons n’a pas de vertu. Nous nous serions volontiers passés de cet arrêt plus paralysant que productif. Qui peut croire que nous avions besoin de cette « punition » pour nous interroger sur notre nécessité. Indispensables nous le sommes et en sommes persuadés, sinon nous ne nous battrions pas pouce à pouce pour défendre notre croyance : celle que la vie peut être changée par cette chose miraculeuse et archaïque qui s’appelle le théâtre ; je pourrais tout aussi bien dire l’Art , je parle de théâtre car c’est la voie collective qui m’a éblouie.

On peut voir sa vie changée en entendant pour la première fois le Requiem de Mozart. Moi en tous cas c’est un argument que je reprends souvent pour dire que notre espèce ne mérite pas de disparaitre.

On peut, comme Stendhal, avoir un malaise physique devant la beauté d’une peinture.

Et on peut, aussi, être émerveillés de ces cérémonies païennes que le spectacle vivant nous propose.

Miracle fragile, miracle incertain mais si fort dans sa fragilité. Respirer au rythme de la chair présente sur scène, soumise à la respiration commune de la salle. Cette osmose, chaque soir remise en cause, chaque soir nous rappelant à cet équilibre entre salle et scène, ce pacte, réussi ou raté, comme les numéros de cirque : va-t-il tomber ?

Ce frémissement, ces ondes parcourant le public sont les bases d’une chose miraculeuse/ ici et maintenant, vous à côté de moi, nous en face de vous, jouons une tauromachie sans sacrifice. Pas besoin de sang ou de mort réels pour que s’accomplisse la communion. Terme religieux peut-être ; sacré en tous cas.

  Quel miracle (encore un terme religieux mais ne laissons pas le sacré aux seules religions) que cette convocation nous invite à une cérémonie : le fait de jouer et de rejouer à l’infini le mystère de notre humanité et de notre condition.

Nous seuls (jusqu’à preuve du contraire) dans l’univers, naissons avec cette angoisse existentielle : nous savons que nous allons mourir et ne connaissons pas la raison de notre passage sur terre.

Sujet d’angoisse s’il en est, raison des pleurs des bébés quand la nuit tombe et qu’il faut dormir : « dormir ? rêver peut-être ? »

Hamlet dit à voix haute nos angoisses et ce faisant nous aide à les surmonter, COLLECTIVEMENT. Oui, et c’est ce collectif qui fait notre différence avec la littérature (si précieuse), l’Art pictural (indispensable), la musique (métaphore en soi et origine d’émotions qui fondent notre humanité).

Mais cette cérémonie collective, ce frémissement commun, ces frictions même parfois que je juge salutaires (n’est-il pas incroyableque nous soyons prêts à nous battre pour un spectacle que certains ont adoré et d’autres détesté ?) n’ont pas de prix. Ou plutôt si, c’est le prix de notre humanité en mouvement, vivante parce que changeante . Vivante parce qu’en questionnement. Vivante parce que , en admettant qu’un seul spectateur voie sa vie changée par ce qu’il vient de voir ; alors cela valait la peine.

Je me souviens d’où est née mon admiration pour Antoine Vitez. Jeune étudiante, je suis allée voir l’intégrale de Hamlet  à Chaillot. Quand je suis sortie, il avait neigé, je me suis retrouvée, immobile sur la place du Trocadéro et j’ai eu l’impression de découvrir un monde que je ne connaissais pas : une autre planète ; pas à cause de la neige mais à cause de ce que je venais de vivre, sur un plateau de théâtre : une ouverture aux autres dimensions du monde, une ouverture au mystère et à la beauté dont notre humanité était capable .

Alors quelle serait la vertu d’être privés de ces occasions précieuses. Peut-être, en étant optimiste, un électrochoc pour que nous n’oublions pas l’inversion temporaire des valeurs que nous venons de vivre : les invisibles sont devenus essentiels. L’essentiel n’a plus été enfoui sous un quotidien surchargé de faux problèmes. Bref, stopper pour stopper, saurons-nous arrêter le train qui nous conduit dans le mur ?

Catherine Marnas, metteuse en scène et directrice du TnBA

Crédit photos © Pierre Grosbois, © Pierre Planchenault et © Marc Enguerand

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