La fable noire et drolatique pour petite-fille neurasthénique de Pommerat

Alors que le confinement perdure, la compagnie Louis Brouillard-Joël Pommerat donne libre accès durant deux semaine à la captation de Cendrillon.

Loin du conte populaire et édulcoré de Perrault et de la version « pastellisée »  proposée par Disney, Joël Pommerat réinvente le mythe de Cendrillon en se plongeant dans les affres de l’enfance confrontée à la mort et au poids de la culpabilité. Espiègle, malicieux, il signe une fable contemporaine poignante et drôle, aux faux airs de parcours initiatique. Une fantaisie trash, hilarante. 

Sur une scène vide, entourée de murs vidéos diffusant des images de nuages, un homme, seul, mime le prologue, qu’une voix off de femme, au fort accent sud-américain, égrène doucement, sobrement. Parfois, un mot retient l’attention, il s’inscrit en toutes lettres derrière lui et semble flotter dans les airs. Plongeant dans ses souvenirs, la vieille dame se remémore l’histoire de Sandra, une toute jeune fille qui très tôt a été confrontée au drame. Est-ce son histoire ? Même elle, ne le sait plus. Elle a oublié. 

Voix d’outre-tombe

La salle plonge dans l’obscurité un court instant. Changement d’espace, de temps, Sandra est enfant, sa mère bien aimée vient de mourir des suites d’une longue maladie. Ayant mal interprétée les dernières paroles de la mourante, la jeune fille solitaire, s’impose de penser à elle, chaque seconde, chaque minute, pour la maintenir en vie, ailleurs, dans un endroit secret. Prête à tout accepter pour se punir d’avoir osé oublier ne serait qu’un court moment cette dernière, elle accepte les corvées les plus avilissantes que lui inflige sa future marâtre. 

Une marâtre irrésistible

Incapable de vivre seul, le père de Sandra s’est décidé à se remarier. Il a jeté son dévolu sur une odieuse bonne femme, une mégère égocentrée, imbue de sa petite personne et affublée de deux filles plus sottes l’une que l’autre et guère plus sympathiques. Baptisée Cendrier par ses pestes de demi-sœurs qui s’amusent des petites humiliations quotidiennes qu’elles lui font subir, la fillette tant bien que mal grandie. La rencontre avec sa marraine, une bonne fée baba cool et foutraque, et avec un prince, neurasthénique et introverti, bouleversé, lui-aussi, par l’absence inexpliquée de sa mère, pourrait bien changer le cours de sa vie, l’amener à la résilience, faire table rase du passé et enfin vivre. 

La vidéo comme décor

Avec un sens inné du second degré, du décalage verbal et temporel, Joël Pommerat prend un malin et espiègle plaisir à tordre le cou aux présupposés, aux codes et aux idées préconçues des contes de notre enfance. Il en malaxe la matière première, la transforme en un produit raffiné intelligent, bouleversant. Si l’univers féérique dans lequel il nous plonge à tous les stigmates du monde gris, contemporain, de notre quotidien, il a un je-ne-sais-quoi de fantastique, quelques infimes détails d’irréalité. Sombre, noire, la fable qu’il s’amuse à détourner renvoie aux obsessions de l’enfance, aux stigmates qui marquent au fer rouge une vie et servent de fondation à l’adulte en devenir. Dans ce parcours initiatique en clair-obscur, où le merveilleux, le burlesque se mêle au glauque, l’ingénieux homme de théâtre nous entraîne dans un tourbillon émotionnel saisissant, drôle, poignant.  

Une troupe au cordeau

Au-delà du texte brillant et de la mise en scène, sobre et lumineuse, de Joël Pommerat, on est séduit par la troupe de comédiens belges que se glissent avec délice dans la peau de personnages bien trempés. Noémie Carcaud est parfaite en odieuse peste, en divine en fée foldingue. Caroline Donnelly joue impeccablement l’autre méchante sœur et campe à merveille un prince dépressif. Catherine Mestoussis interprète avec un plaisir non dissimulé l’infecte et affreuse future belle-mère. Alfredo Cañavate est épatant en un père couard, falot, et en roi ahuri. Quant à Deborah Rouach, elle est éblouissante en très jeune fille neurasthénique, mélancolique, un brin bravache, qui va finir par se rebeller contre ses propres démons. 

Passant d’une soirée techno à une cave sans fenêtre servant de chambre, mêlant les univers, Joël Pommerat fait une nouvelle fois mouche et enchante un public séduit, conquis. Entre rires et larmes, entre réalité et fiction, il s’approprie les contes d’antan, les dépoussière, les réinvente, quitte à zapper la fin heureuse et mièvre pour une fable contemporaine bouleversante, hilarante. Une gourmandise, aigre-douce, savoureuse, à dévorer sans tarder qui plaira autant aux enfants qu’à leurs parents.

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore pour Attitude luxe

Cendrillon, une création théâtrale de Joël Pommerat d’après le mythe de Cendrillon
Théâtre de la Porte-Saint-Martin 
18, boulevard Saint-Martin
75010 Paris

mise en scène de Joël Pommerat
avec Alfredo Cañavate, Noémie Carcaud, Caroline Donnelly, 
Catherine Mestoussis, Nicolas Nore, Deborah Rouach, 
Marcella Carrara et Julien Desmet.  
scénographie & lumière d’Eric Soyer
costumes d’Isabelle Deffin
son de François Leymarie
vidéo de Renaud Rubiano 
musique originale d’Antonin Leymarie
collaborateur artistique : Philippe Carbonneaux.
en collaboration avec le Théâtre National Wallonie-Bruxelles et la Compagnie Louis Brouillard

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