Il est beau. Il est blond, le regard sombre. Il a un air d’insouciance, de légèreté. Le monde, il le croque, l’avale, le bouffe, le mord. C’est son terreau, sa matière première. C’est sa page blanche sur laquelle il écrit à chaque heure, chaque jour un nouveau récit, une nouvelle fable.
L’histoire commence un été de canicule. Le festival d’Avignon bat son plein. La chaleur est étouffante, un peu plus insupportable que les autres années. L’air brûle. Les rues étroites de la Cité des Papes exsudent les peaux moites, les corps chauds. Le temps est comme ralenti. Le pas nonchalant, le jeune homme se faufile à travers la foule compacte d’artistes en tout genre, de spectateurs en quête de divertissements, de comédies ou de drames. Les tracts, il n’en prend aucun. Travaillant dans le milieu du théâtre, il a bien d’autres choses en tête. Ses folies de la veille, ses discussions interminables sur ce qu’il faudrait changer, ses envies de Madrid, de fraicheur, de mer calme, d’océan agité. Les rendez-vous de travail, les rencontres au hasard des apéros, les soirées s’enchaînent, jamais ne s’arrêtent. Un Coca, un Pac à l’eau, un café, un verre de rosé, de blanc, une boisson au gingembre, il boit pour se calmer, pour oublier.
Pas le temps de se poser, de penser à autres choses, de regarder les passants, de s’attacher à un sourire, un regard. Il se fait tard, le soleil décline. Le feu extérieur ne semble pas apaiser ses craintes, ses peines. Un brin mélancolique, il s’absente. Il oublie son nom, celui de ses amis, de ses compagnons de route. La rue des Teinturiers n’est plus un ruisseau de festivaliers, mais un immense restaurant à ciel ouvert. Les gens sont attablés. La journée les a creusés, crevés, vidés. Le besoin de recharger les batteries, de se sustenter est impérieux. Lui, il n’en a que faire. Manger, non il n’est pas d’humeur. Il aimerait un temps se poser, se reposer, s’allonger nu face au ventilateur fourni avec le logement. À peine, le temps de se doucher, de se changer, d’arborer son plus beau sourire, la journée continue.
C’est reparti, les rendez-vous sur un coin de table, les discussions enivrées, alcoolisées, il faut bien cela pour supporter ce lieu, ce satané festival qu’on aime haïr autant qu’aimer. Chemise hawaïenne, short long kaki, espadrilles, il est fin prêt. Il va conquérir ce petit monde. Ce soir, il a besoin de séduire, de se sentir vivant, vibrant. Ses doutes, ses incertitudes, il les laisse derrière. Le sourire éclatant, il s’avance, fend le dernier bastion de personnes esseulées essayant d’accéder dans un endroit select, où seuls ceux qui ont le bon badge, le bon ticket, peuvent espérer entrer.
Il fait partie des nantis, des gens du milieu, de ceux qui ont le droit, qui peuvent. Il faut se montrer, pas le choix. C’est son métier, son sacerdoce. Il doit montrer qu’il s’amuse que tout est fun, que tout ce parterre de comédiens, de journalistes, d’artistes et de pique-assiettes est au top.
Demain sera un autre jour. Les journées se ressemblent. Les spectacles se succèdent. Les coups de cœur, les coups de gueules aussi. Tout est immuable. Tout est à reprendre à recommencer. Chaque année c’est la même chose, la même contrainte, le même amour. La passion se ravive. Le feu sacré efface les plaintes, la fatigue, la lassitude. Le soleil brille, le cœur palpitant, il avance et plonge dans cette tiédeur avec fougue. Il est heureux. Il aime. Il rit, s’amuse. Vivement la prochaine édition !
Mais voilà, une saleté, un monstre dévorant, une bête gangrène le monde. Un virus se répand. Tout s’arrête. La population se confine. Le spectacle vivant est à l’arrêt. Les gens sont contaminés. Certains meurent, trop à son goût, d’autres s’en sortent, heureusement nombreux. Mais la société va mal. Les inégalités se creusent. Il a de la chance. Il est à l’abri dans son appart avec terrasse. Il n’en peut plus d’entendre les chiffres, les politiques se justifier, les gens se plaindre. La vie, l’amour, la famille, les amis, ça vaut mieux que tout cela. S’en sortira-t-on ? Ses proches seront-ils protégés ? Il ne peut répondre, ne sait que dire.
Il lit et rêve d’ailleurs. Bien sûr, il le sait, le corps médical, les infirmiers, les médecins, les aides-soignants se débattent, s’épuisent font le maximum. Il pense à tous ceux qui sont au front. Ce qu’il vit n’est pas comparable. Ses angoisses sont humaines, pas essentielles. Pourtant alors que tout ce qu’il connaît s’effondre, que ce quotidien ne ressemble déjà plus à ce qu’il était il y a quelques semaines, quelques jours, il rêve déjà à l’après. Le jour où il retrouvera le chemin des salles de spectacle. Ce n’est pas vital, mais c’est dans son ADN, sa vie, son boulot, ce pourquoi il est fait. Alors dans ce mois d’avril qui oscille entre pluie et soleil, secrètement, il espère sentir la poussière des vieux théâtres parisiens, revoir s’agiter autour de lui les équipes artistiques, retrouver son microcosme. Pas comme avant bien sûr.
Le confinement l’a changé, un peu. Il s’attablera aux tables des bistrots. Il dégustera autrement ce verre de rosé avec ces autres, ses semblables qui racontent des histoires, content des fables. Il vivra différemment les choses, il se l’est promis. Il s’y fondra, l’embrassera ce monde non essentiel, mais si utile, si nécessaire. Rien ne sera plus comme avant. Son esprit sera plus aguerri, sa sensibilité plus accrue. Plus jamais, il ne se plaindra. Il est vivant. Le soleil crame sa peau blanche. Son regard sombre s’éclaire d’un nouvel éclat, celui de l’espoir.
Olivier Frégaville-Gratian d’Amore
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