Anna Mouglalis, une voix, une présence

Au théâtre de l'Atelier, Anna Mouglalis est Mademoiselle Julie.

Dégaine de mannequin, regard de braise, Anna Mouglalis est l’essence même de l’artiste glamour de la scène à l’écran, elle cultive son image d’intello avec du chien. Au théâtre de l’Atelier, elle glisse sa silhouette longiligne dans la peau de Mademoiselle Julie et fait vibrer haut les mots de Strindberg. Avec son complice Xavier Legrand, sous le regard bienveillant de Julie Brochen, elle tord les idées reçues à cette tragédie féministe.

A deux pas du théâtre, où elle répète, la comédienne a ses habitudes dans un café de quartier. C’est là, non loin de la butte Montmartre, qu’elle nous a donné rendez-vous. Démarche spartiate, allure élancée, elle  nous rejoint. Très vite, le ton est donné. Pas besoin de s’embarrasser de formules de politesse exagérée, c’est comme si on retrouvait une amie de vingt ans. Le tutoiement facile, une manière unique de mettre à l’aise, et c’est parti pour une plongée incroyable dans ses souvenirs. 

Bien loin de la capitale, c’est en bord de Loire à Nantes que la jeune femme d’origine grecque a grandi. Dès son plus jeune âge, Anna Mouglalis hante les salles de spectacles. C’est une volonté de ses parents. Issus d’un milieu modeste, ils n’ont pas eu la chance de découvrir le monde à travers le prisme de l’art, de la culture. Il en sera autrement pour leurs trois enfants. « J’ai eu la chance toute petite de voir pas mal de spectacles, explique-t-elle. Mon père, quand il était jeune, avait fait un peu de théâtre amateur. Il n’a jamais continué dans cette voie, mais il a souhaité qu’avec mes frères nous ayons l’opportunité de nous confronter très tôt à la littérature, la poésie, au spectacle vivant. C’était d’autant plus facile que sous l’impulsion de Jean-Marc Ayrault, il y avait à l’époque, en tout cas, une vraie politique culturelle. Si certaines manifestations ont cessé, heureusement, cette volonté est toujours d’actualité.» Nourrie aux performances étonnantes de la Chamaille, de la programmation éclectique du festival de la Gournerie, l’adolescente découvre des artistes rares comme Enzo Korman ou des œuvres singulières comme cette adaptation par Jean-Quentin Chatelain de Mars de Fritz Zorn. En parallèle, elle se laisse emporter vers d’autres cultures grâce aux Allumés, un programme initié par Jean Glaize, à l’origine aussi des Nuits Blanches. « C’était assez magique, se souvient-elle, Durant six jours, Nantes vivait au rythme d’une autre ville du monde. Plasticiens, metteurs en scène et leurs compagnies, venus d’ailleurs investissaient la ville. Les restaurants aussi se mettaient au diapason et proposaient des plats typiques des régions invitées. Autant dire, qu’enfant, j’étais une spectatrice et une lectrice comblée, je n’avais besoin de rien d’autre. »

C’est bien plus tard, dans une autre vie, une autre ville, que le désir de fouler les planches s’est révélé. A 16 ans, Anna Mouglalis quitte les rives de la Loire pour celle de la Seine. Sa silhouette fine, son allure gracile, sont rapidement remarquées dans les rues de la capitale. Une carrière de mannequin s’offre à elle, ce qui lui permet de subvenir un temps à ses besoins. Puis, Plusieurs propositions de projets artistiques lui sont soumises lors de castings sauvages, notamment de participer un à court métrage pour la Femis, où elle partage l’affiche avec un de ses frères. « C’était étonnant à faire, raconte-t-elle. Mais je n’ai jamais eu de désir cérébral d’être comédienne. Je crois que tant qu’on n’a pas essayé, il est difficile de savoir si on va aimer ce métier. A l’époque, j’étais en hypokhâgne, je cherchais des petits boulots, rien de concret. Tout s’est fait au hasard de rencontres. Ma voix a été un déclencheur. On m’a rapidement demandé de lire des textes, puis d’être l’assistance d’un metteur en scène. »C’est le début d’une nouvelle aventure pour la jeune femme. Elle fait la connaissance de comédiens, comme Yann Goven, avec qui elle tournera plus tard Un voyage de Samuel Benchetrit, d’artistes qui vont lui ouvrir de nouvelles portes, de nouveaux horizons. « La pièce a été un fiasco total, confie-t-elle, mais ce fut une expérience tellement riche, que je ne regrette rien. Je me suis terriblement amusée. Les comédiens, que je faisais répéter, ont fini par me conseiller de tenter ma chance. Ils m’ont parlé du conservatoire. Ça m’a plu, j’ai foncé. » 

Studieuse, Anna Mouglalis répète, dans les parcs, les textes, les monologues qu’elle doit présenter, dès qu’elle a un moment à elle. Elle se transforme en bête de concours. « Je me suis prise au jeu, raconte-t-elle.J’y ai pris un plaisir intense, insoupçonné. J’ai eu un moment de grâce, un instant unique qu’on peut chercher toute une vie. Traqueuse en période d’examen, la peur s’est transformée en excitation, en enthousiasme, en extase. Ça a été le déclic, je ne voulais plus faire que cela. Malheureusement, cet état singulier, étrange, n’est pas toujours au rendez-vous. »Sa personnalité hors norme, sa présence unique fait mouche. La comédienne en herbe intègre la prestigieuse institution.

Yves Beaunesne, membre du jury et metteur en scène, ne s’y est pas trompé. Il lui propose dans la foulée de rejoindre la distribution de sa prochaine création, L’Éveil du printemps de Franck Wedekind. « Ce fut une grande et belle aventure, se rappelle-t-elle.Une fois que le conservatoire ait accepté de décaler d’un an mon entrée, je suis partie sur les routes de France, ma vie dans quelques cartons. Tout le long de cette incroyable première expérience, j’ai cherché le petit truc, cette sensation magique qui m’avait tant plu. Je ne l’ai pas retrouvée. Le théâtre s’est aussi cela, une grande école de l’humilité. On ne peut pas compter que sur la grâce. Elle ne nous visite pas toujours. C’est ainsi à nous de faire avec. »

Suite à cette première expérience théâtrale, alors qu’elle suit les cours de deuxième année au conservatoire, ce sont les portes du cinéma qui s’ouvrent devant elle. Claude Chabrol l’invite à partager l’affiche d’Isabelle Huppert dansMerci pour le chocolat. « Cela fut une autre découverte, une autre période de ma vie, explique-t-elle. Du fait, que j’ai pas mal tourné à l’étranger, je me suis un peu éloignée des planchesNon que le désir n’était pas là, bien au contraire.Mais je m’épanouissais dans ce que je faisais. J’étais fascinée par le monde du 7èmeart et j’avais ce besoin presque impératif d’explorer d’autres sensations, d’autres univers, de parler d’autres langues. » D’un pays à l’autre, Anna Mouglalis, véritable nomade, se laisse porter par les différents projets cinématographiques qu’on lui soumet. « J’aime énormément cette idée de partir en groupe, avoue-t-elle, de se retrouver un certain temps, tous ensemble, de partager une expérience. Malheureusement, au théâtre c’est de moins en moins le cas. C’est de plus en plus rare de s’engager sur un projet sur un an. Tout se joue dans l’instantané. Il faut séduire tout de suite, on ne prend plus le temps d’installer un spectacle, de le roder. » 

Considérée par certains comme actrice de cinéma, par d’autres comme comédienne de théâtre, car issue du conservatoire, Anna Mougalis a du mal avec cette dichotomie qui repose sur peu de chose. Pour elle, c’est le même métier. Il n ‘y a aucune raison de cataloguer, de faire des distinguos. Cette façon très française d’aborder le métier, lui coûte car il n’est pas si simple de passer de l’un à l’autre. « C’est aussi, confesse-t-elle, une histoire de timing. Je vis dans l’instant présent. Je n’aime pas planifier. En toute sincérité, quand on me propose une pièce pour dans deux ans, je ne suis pas sûre d’être libre et d’avoir toujours l’envie chevillée au corps. Ça explique certainement que je suis plus rare au théâtre qu’au cinéma. Tout a changé depuis que je suis mère, je ne peux plus sur un coup de tête partir à l’autre bout du monde. Mes choix sont plus raisonnés pourrait-on dire. » Alors qu’elle se prépare à reprendre son rôle de députée socialiste dans Baron noir, la comédienne se lance dans l’écriture de son premier film, qui a pour point de départ un fait divers du XVIIIe siécle.

Pourtant l’attrait des planches, se fait sentir. L’envie de se retrouver face à un public, de défendre un texte, redevient prégnant. Si elle n’a jamais cessé de jouer au théâtre, sa présence y est assez rare. On a pu la voir notamment au début des années 2000 dans La Campagne de Martin Crimp, mise en scène Louis-Do de Lencquesaing. Puis en 2008, on la retrouve à l’Odéon dans La Petite Catherine de Heilbronn d’Heinrich von Kleist sous la direction d’André Engel. « Le théâtre, cela peut être comme une famille recomposée, constate-t-elle. Ayant fui très tôt ma propre famille, j’ai du mal à retomber dans ce type de rapport, souvent pathogène, dans ce schéma. J’ai besoin d’échanger avec les autres, pas d’appartenir. Avec Julie (Brochen) et Xavier (Legrand), c’est différent car l’humain passe avant tout. Je me sens bien avec eux. »

Après plusieurs performances théâtrales au cours de la saison dernière, Anna Mouglalis revient en force sur scène avec Mademoiselle Julie d’August Strindberg. « C’est un texte tellement fort, qui me hante depuis longtemps, confie-t-elle. Quand je l’ai lu la première fois, j’ai été bien sûr frappée par sa violence, par son âpreté, mais aussi par sa modernité. Au-delà des clichés, c’est le portrait d’une femme émancipée, prête à se sacrifier pour un idéal de liberté. C’est un pur chef d’œuvre, une magnifique tragédie, qui se nourrit de la possibilité de bonheur qu’aperçoit l’héroïne sans jamais vouloir, pouvoir l’atteindre. » Conquise par ce texte, la comédienne rêve depuis longtemps de se glisser dans la peau de cette riche héritière, fille d’un aristocrate et d’une ouvrière. « J’étais frappée par l’écriture du dramaturge suédois, explique-t-elle. Souvent taxé de misogynie, c’est avant tout un théoricien, un observateur du monde qui l’entoure. Contrairement à l’image qui lui colle à la peau, il fut un des premiers à vouloir que les femmes touchent un salaire afin d’être autonomes, indépendantes. C’est surtout un misanthrope. Si on y regarde de plus près, il n’épargne pas plus la gente masculine. Sa plume est satirique, vénéneuse. Elle dénonce avec lucidité les travers de la société bourgeoise, son hypocrisie. » 

En total décalage avec la vision du monde d’Ibsen, dont il est un des premiers détracteurs, Strindberg puise son inspiration dans sa propre vie. De son enfance à ses amours, c’est une matière dense qui lui sert de fil conducteur, de terreau pour condamner l’immoralité de la société face au comportement sexuel notamment. Fils d’un armateur et d’une ancienne domestique, il se situe à la frontière de deux mondes. Ni totalement légitime chez les nantis, ni vraiment accepté chez les démunis, les employés, il fait de Jean (Xavier Legrand), une sorte d’alter ego, un moyen d’ancrer sa pièce au cœur de la lutte des classes qui secoue son pays, en pleine industrialisation au moment où il l’écrit. « C’est un dramaturge politique, réaliste, s’enflamme Anna Mouglalis de sa voix rauque. Il montre dans Mademoiselle Julie que le patriarcat tue. Autant dire que c’est un rôle absolument magnifique à incarner, cette femme éprise de liberté, d’égalité, qui n’a d’autre choix que la mort pour ne pas renoncer à ses idéaux. C’est un personnage d’une rare intelligence dont on suit tout le long du spectacle, le cours des pensées. Ce que je trouve d’autant plus beau, puissant, c’est qu’elle parcourt l’histoire avec une dérision, un humour qui se joue du drame qui l’assaille, l’empoissonne, l’asphyxie. Et puis c’est un texte de théâtre pur qui ne révèle son intensité, son entièreté que dans la prise de risque, l’énergie du comédien au plateau. C’est puissant à jouer car il faut se laisser porter sur le fil de l’émotion. »

Loin de l’image de dépressive qui lui colle à la peau, de l’être déjà condamné par avance, la comédienne défend une autre vision de Mademoiselle Julie. Découvrant la sensualité, élevée comme un garçon, elle est le fruit d’un amour absolu, l’enfant d’une mère progressiste, visionnaire, féministe qui refuse que sa fille subisse les mêmes pressions machistes qu’elle. Elle tente de l’armer contre le monde, pour qu’elle soit un esprit sans contrainte. Malheureusement, rien n’y fait. Le destin est en route. La société, machine infernale aux codes, aux règles quasi immuables difficilement modifiables, finit par la broyer sur l’autel d’une bienséance puritaine de façade. « Profondément touchée par cette histoire, ce récit de vie, avec Xavier (Legrand)explique la comédienne, nous avons cherché avec qui nous aimerions travailler. Julie Brochen, dont nous connaissions le parcours, notamment au TNS, dont elle a été la directrice, l’œuvre, la manière d’aborder les textes, s’est imposée immédiatement. Elle a un vrai univers, très fort, très personnel, et c’est une directrice d’acteurs incroyable. Xavier a notamment bossé avec elle au conservatoire autour de Brecht. Et puis quel plaisir de travailler cette pièce avec une femme, qui a elle-même interprété le rôle quand elle avait vingt ans. J’avoue c’est la première fois que je sollicite quelqu’un, c’était du coup un challenge, une confrontation d’idées, une découverte. » L’émulation de cette rencontre est à découvrir dès à présent au théâtre de l’Atelier. N’hésitez pas à flâner place Charles Dullin, à entrer dans cette salle à l’italienne située au cœur de Montmartre.

En parallèle, Anna Mouglalis s’apprête à interpréter, en janvier prochain, aux plateaux sauvages, la photographe Diane Arbus dans une pièce de Fabrice Melquiot mise en scène par Paul Desveaux. Elle y retrouvera dans le rôle de son mari, Xavier Legrand. Un duo qui décidément est fait pour brûler les planches. 

Propos recueillis par Olivier Frégaville-Gratian d’Amore


Mademoiselle Julie d’August Strindberg
Théâtre de l’Atelier
Place Charles Dullin
75018 Paris
Jusqu’au 30 juin 2019 
Du mardi au samedi 19h00 et le dimanche 15h00
Durée 1h20 

Mise en scène de Julie Brochen
Avec Anna Mouglalis, Xavier Legrand et Julie Brochen 

Crédit photos © Franck Ferville (portrait de couverture), © Eva Rinaldi, © Jean-Claude Lother/KWAI, © Mathieu-Zazzo/Canal+ et © Franck Beloncle (photos de la piéce Mademoiselle Julie)

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