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Shakespeare sans dessus-dessous au Français

Thomas Ostermeier déculotte le Français avec sa version foutraque de La Nuit des Rois ou tout ce que vous voulez de Shakespeare.

Rien ne va plus salle Richelieu. Dans une ambiance de bacchanale où la notion de genre, imposée par une société étriquée, a jeté sa culotte blanche aux orties, femmes et hommes se mélangent dans une délicieuse et inénarrable fête où tout est permis. Déboulonnant les codes, flirtant non sans un plaisir gourmand avec le mauvais goût, le zélé Thomas Ostermeier réveille l’un des textes les plus « queer » du dramaturge anglais et offre aux comédiens virtuoses du Français une orgiaque folie des plus réjouissantes.

Un praticable blanc divise l’orchestre tel un podium installé pour quelque défilé de mode. Chacun se place comme il peut de chaque côté de cet étonnant dispositif, se demandant à quelle sauce va-t-il être mangé. Les regards interrogateurs se croisent. Pas le temps de réfléchir, que déjà la salle est plongée dans le noir et que deux artistes grimés en grands singes investissent la scène transformée pour l’occasion en une plage de sable blanc bornée de murs blancs immaculés, éclairée par des néons à la lumière crue, violente. Un immense trône et quelques palmiers de carton-pâte viennent compléter le décor.

LaNuitDesRois4&5- © JeanLouisFernandez073_@loeildoliv

On est au royaume d’Illyrie (l’Albanie d’antan) où règne le mélancolique Duc Orsino (apathique Denis Podalydès). Une tempête a ravagé les côtes entraînant le naufrage du navire transportant la noble Viola (fiévreuse Georgia Scalliet). Rejetée sur la grève, la belle enfant, persuadée que son frère jumeau Sébastien (évanescent Julien Frison) a péri en mer, décide pour sa sauvegarde de se déguiser en un troublant jeune homme et d’entrer au service du neurasthénique monarque, qu’elle aime secrètement. Malheureusement, l’homme n’a d’yeux que pour son endeuillée voisine, la comtesse Olivia (incandescente Adeline d’Hermy), qui a perdu récemment toute sa famille, et refuse ses avances. Autour de ce triangle amoureux aux passions exacerbées, de joyeux drilles, amoureux, un peu trop, de la bouteille et de son divin breuvage, s’en donnent à cœur joie. Oncle (exubérant Laurent Stocker), amoureux un brin limité (dément Christophe Montenez), fou (épatant Stéphane Varupenne), secrétaire (étonnant Sébastien Pouderoux), vieux marin (remarquable et touchant Noam Morgensztern) et servante (facétieuse Anna Cervinka), mènent une danse déjantée, sur les airs lyriques de VivaldiCavalli ou Monteverdi, joués  et chantés en direct, qui pousserait à l’aliénation le plus censé des sages.

Manipulations, manœuvres en sous-mains, quiproquos vont tambour battant, emmenant chacun de nos protagonistes, tous portant beau leur culotte et dévoilant leurs belles gambettes, dans une ronde débridée où tout se mêle, se mélange. Ici, peu importe le sexe, peu importe le genre, amour et passion sont les maîtres de ce jeu de dupes, de ce bal masqué, ce carnaval délirant où les conventions sociales définissant féminin et masculin, sexualité normée, sont brocardées sans ménagement pour notre plus grand contentement.

LaNuitDesRois4&5_comedie_francaise-© JeanLouis Fernandez132_@loeildoliv

Avec délice et espièglerie, Thomas Ostermeier, certainement l’un des plus grands metteurs en scène européens actuels, envahit enfin, après bien des tergiversations, le Français et prend en otage la troupe virtuose qu’il pousse dans ses plus petits retranchements jusqu’à l’extase jouissive des comédiens qui ont pris plaisir à se dépasser, à donner leur meilleur d’eux-mêmes. En s’emparant de cette Nuit des rois, pièce écrite par Shakespeare pour célébrer la chandeleur, et retraduite pour l’occasion par l’auteur Olivier Cadiot, qui en exsude tout le romanesque, le burlesque, l’Allemand, grand patron de la Shaubühne de Berlin, s’amuse à brouiller les pistes, à démanteler pierre par pierre les convenances, les codes de l’institution tricentenaire pour mieux l’ancrer dans le futur et lui donner un lustre exubérant, incandescent des plus savoureux, des plus vibrants. Passant de la fête foutraque sans contrainte, sans retenue, à l’exacerbation tout en fragilité, fébrilité des sentiments amoureux, des émotions, il secoue magistralement un public qui en redemande encore et encore.

LaNuitDesRois4&5_comedie Française- ©JeanLouisFernandez045_@loeildoliv

Prenant à contre-pied les sens de l’esthétisme, de l’épure, du beau, du classicisme des spectateurs, Thomas Ostermeier démonte, à l’instar du grand William en son temps, nos certitudes, nos croyances, nos conventions, nos désirs. Rien ne résiste. Il fait table rase à l’excès et offre une vision libérée et foutraque d’un monde qui ne demande qu’à faire sauter tous les verrous, toutes les cloisons, les règles d’une société par trop sclérosée et enfermée sur des vestiges d’un autre âge. Brouillant les identités, les sexualités, il livre un spectacle foutraque, génial à l’extravagance avant-gardiste et folle.

Si parfois, le metteur en scène allemand semble aller trop loin, trop fort, si quelques flottements se font sentir tant les thématiques abordées – de Benalla à la transidendité entre autres- sont pléthores, rien n’y fait, on se laisse subjuguer, embarquer dans cet univers totalement débridé, survolté. Subjugués par la sensualité troublante de Georgia Scalliet, le charme voluptueux d’Adeline D’Hermy, la malignité lumineuse d’Anna Cervinka, l’impétuosité charnelle de Christophe Montenez, la folie furieuse de Laurent Stocker et le talents éclatants des autres comédiens, tous excellents, les spectateurs, totalement décontenancés, applaudissent à tout rompre saluant à l’envie le génie d’un metteur en scène, la virtuosité d’une troupe. Bravo !

Par Olivier Fregaville-Gratian d’Amore


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La nuit des roi ou tout ce que vous voulez de William Shakespeare
Comédie Française
Place Colette
75001 Paris
jusqu’au 28 février 2019
durée du spectacle 2h45 environ sans entracte

Adaptation et mise en scène de Thomas Ostermeier
Traduction d’Olivier Cadiot
Avec Denis Podalydès, Laurent Stocker, Stéphane Varupenne, Adeline d’Hermy, Georgia Scalliet, Sébastien Pouderoux, Noam Morgensztern, Anna Cervinka, Christophe Montenez, Julien Frison, Yoann Gasiorowski et en alterance Paul-Antoine Bénos-Djianui Paul Figuier, Clément Latour et Damien Pouvreau
Scénographie et costumes de Nina Wetzel
Lumière de Marie-Christine Soma
Musiques originales et direction musicale : Nils Ostendorf
Dramaturgie et assistanat à la mise en scène : Elisa Leroy
Conseil à la dramaturgie : Christian Longchamp
Travail chorégraphique : Glysleïn Lefever
Réglage des combats : Jérôme Westholm
Collaboration à la scénographie et aux costumes : Charlotte Spichalsky

Crédit photos © Jean Louis Fernandez

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