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#66 Obsession, la passion froide et mortifère des amants diaboliques

Au grand théâtre du Luxembourg, Ivo von Hove adapte le premier film de Luchino Visconti, Obsession, avec l'épatant et lumineux Jude Law.

Tout est carré, droit. Les sentiments sont contenus, les émotions gelées. Loin de la patte viscontienne, des volcaniques passions italiennes, le nordique Ivo von Hove adapte à sa manière ciselée, âpre et glaçante le premier chef d’œuvre du maître italien. Pris à la gorge, le spectateur se laisse saisir par ces amours déchirées que la présence éblouissante de Jude Law consume. Captivant !

Le décor sobre, sombre est à vue. Tout est gris. Rien ne dépasse. L’ordre est bien établi. Quelques structures viennent délimiter un espace immensément vide : côté cour, le bar, couleur béton ciré ; au centre, le garage qu’un moteur souffreteux, suspendu dans les airs, symbolise ; côté jardin, un grand bac, sorte de baignoire sabot, évoque les parties plus privées, plus intimes de ce lieu qui semble loin de tout, abandonné. Pourtant, des silhouettes apparaissent furtivement. Une femme, Hanna (épatante Halina Reijn), la très jolie et très insatisfaite, tenancière de l’établissement, s’ennuie derrière son comptoir. Elle ne sait que faire de son corps. Elle s’assoit, s’allonge et disparaît pour revenir quelques secondes plus tard avec le secret espoir qu’un inconnu passe enfin le pas de la porte. L’étonnant tableau imaginé par Ivo van Hove, et son comparse scénographe Jan Cersweyveld, n’est pas sans rappeler quelques tableaux d’Edward Hopper. La même froideur, intemporalité, impersonnalité, s’en dégagent.

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Sous le moteur capricieux, un homme massif tente sans grand succès de le remettre en état. C’est Joseph (superbe Gijs Scholten van Aschat), le propriétaire des lieux et mari jaloux d’Hanna. Pris dans la routine, le couple semble comme aspirer par le vide des passions éteintes. Quelques notes d’Harmonica, annonçant l’arrivée imminente d’un client potentiel, les réveillent de leur torpeur, de leur silence rentré. C’est un homme, corps musculeux, démarche lente, masculine, qui fait son entrée. Vagabond errant, visage d’ange, Gino (flamboyant Jude Law) cristallise les regards. Celui d’Hanna, tout d’abord, qui se prend de passion pour ce sourire enjôleur, puis celui de Joseph, qui espère un ami, une aide pour faire tourner ce « rade » perdu au milieu de nulle part. Tension sexuelle, désamour, amitié virile, vont déclencher une succession d’événements dramatiques, funestes, qui amèneront les amants terribles à leur perte, le couple à sa fin.

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En adaptant pour la quatrième fois une des œuvres cinématographiques de Luchino Visconti, Ivo van Hove se délecte à débarrasser l’ensemble du superflu, des effets de style, de la marque de fabrique du cinéaste, pour ne garder que l’essentiel, la colonne vertébrale et l’âpreté néoréaliste de ce premier film. Incisif, clinique, il dissèque les sentiments humains, les nettoie de toute émotion. Dépassant les clichés, les faux-semblants, il livre un portrait brut, glaçant de l’amour et de la passion. Sans cœur, sans âme, les personnages qu’il esquisse sont totalement submergés par leur instinct animal, bestial, féroce. La rectitude, la froideur, l’absence d’émoi, remplace ici la chaleur italienne, l’atmosphère viscontienne. Et pourtant, on se laisse totalement saisir, troubler par l’histoire de ces amants diaboliques, que James M. Cain a dépeints dans son célèbre roman, Le Facteur sonne toujours deux fois qui a servi de base au film Obsession.

66_Obsession_25_jude law_Von Hove© Jan Versweyveld_@loeldoliv

Magicien des mots, des images, Ivo van Hove s’amuse des contractes. Il distille ses effets par parcimonie, laissant, par touches discrètes, apparaître en clair-obscur les sentiments profonds de ses personnages. Ainsi, les vidéos, dispersées sur les surfaces planes du décor, montrent, en gros, plan, ce qui doit rester cacher aux yeux des autres, les visages extatiques ou ravagés par la passion de Gino et Hanna. Toute la sensualité charnelle, absente du plateau, explose en 4 par 3 sur les immenses murs du triste établissement. Se jouant un peu plus du ressenti du spectateur, le metteur en scène néerlandais inverse avec audace et ingéniosité la perception, la sensation entre théâtre et cinéma.

Si l’on est subjugué malgré la froideur distanciée de l’ensemble, c’est dû à la présence scénique incroyable des comédiens. Lumineux, ils irradient la scène de leur talent et imposent leur personnage avec virtuosité et simplicité. Halina Reijn est une Hanna lointaine et charnelle à la fois. Chatte matoise quand elle se brûle au charisme de Gino, elle devient antipathique et sort ses griffes machiavéliques dès que la présence aimée s’éloigne. Gijs Scholten van Aschat est remarquable en mari trompé, sacrifié sur l’autel d’une passion ombreuse et secrète. Enfin Jude Law est éblouissant. Il campe brillamment l’homme simple, primaire. Félin insensible, mâle en rut prêt à tout, même au pire, pour obtenir l’objet obscur de ses désirs, il livre une interprétation éclatante, ardente où son accent légèrement « cockney », gouailleur, envoûte. Froid avec mesure, il a un je-ne-sais-quoi du troublant Marlon Brando dans Un tramway nommé désir, qui dégèle l’ambiance glaçante. Prodigieux. Un moment de théâtre inoubliable !

Olivier Frégaville-Gratian d’Amore – Envoyé spécial au Luxembourg


Obsession_Jude Maw_Ivo_VonHove_66_©Jan Versweyveld_@loeildoliv

#66 Obsession d’après le film les amants diaboliques Luchino visconti
Grand théâtre du Luxembourg
1, rond-Point Schumann
Luxembourg
Jusqu’au 25 juin 2017
Durée 1h40

Mise en scène et adaptation d’Ivo van Hove
scénographie et lumière de Jan Versweyveld
Adaptation et dramaturgie de Jan Peter Gerrits
Video de Tal Yarden
Musique d’Eric Sleichim
Costumes d’An D’Huys
avec Jude Law, Halina Reijn, Gijs Scholten van Aschat, Chukwudi Iwuji, Robert de Hoog et Aysha Kala
Produced by the Barbican Theatre Productions Limited and Toneelgroep Amsterdam
Co-commissioned by Wiener Festwochen and Les Théâtres de la Ville de Luxembourg
Co-produced by Holland Festival and David Binder Productions

Crédit photos © Jan Versweyveld

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